Projet

Depuis une vingtaine d’années, l’histoire des milieux intellectuels a pris le tournant d’une histoire matérielle de la production des savoirs, attentive aux gestes, aux espaces, aux outils, aux artéfacts et aux supports graphiques mobilisés dans les opérations cognitives. Si ces « matières à penser » sont désormais bien prises en compte, il reste souvent difficile d’y accéder. En effet, les outils de travail des savants de l’époque moderne sont inégalement parvenus jusqu’à nous : livres, correspondance, papiers, collections d’histoire naturelle et de médailles, herbiers, instruments de physique et d’astronomie, mais aussi table de travail, matériel d’écriture, portefeuilles, étagères de bibliothèque et meuble à médailles ont le plus souvent été dispersés au fil du temps.

Le cas de Jean-François Séguier (1703-1784), botaniste et antiquaire nîmois, est en ce sens à la fois exemplaire de ces processus de désolidarisation et extraordinaire, du fait de la conservation de pans entiers de son matériel de travail, transmis à sa mort à l’académie de Nîmes dont il était le secrétaire perpétuel et aujourd’hui relativement bien conservés dans les institutions patrimoniales de sa vie natale. Alors que sa correspondance est désormais bien connue et en grande partie éditée, le reste de ses papiers et ses collections attendaient encore qu’on les envisage dans leur intégralité, comme un instrumentarium complexe, fruit d’une vie d’écriture, d’échanges et de collectes de terrain[1].

Ce livre se propose de restituer l’environnement de travail de Séguier, non seulement celui de son hôtel particulier de Nîmes, mais aussi celui des différents terrains d’étude investis au cours de sa vie : la bibliothèque du roi à Paris, les gisements fossilifères du Véronais ou encore les montagnes cévenoles. Cette reconstitution, pour virtuelle qu’elle soit, n’oublie pas que ces objets sont aujourd’hui inscrits dans d’autres collections, à commencer par la bibliothèque Carré d’art, le Muséum d’histoire naturelle et le musée de la Romanité à Nîmes, mais aussi la Bibliothèque nationale de France et bien d’autres institutions : la carte interactive est une invitation à réfléchir à la trajectoire des artéfacts depuis la fin du xviiie siècle, à la manière dont se sont constituées les fonds de nos institutions patrimoniales et au sens que l’on peut donner aujourd’hui à ces membra disjecta.

Tout ce matériel de travail constitue un point de départ privilégié pour une enquête sur l’archéologie du travail intellectuel qui considère la genèse de la pensée dans les dimensions les plus concrètes de son élaboration. Ce livre remet donc les objets au centre du jeu : il montre leur dimension construite, y compris lorsqu’il s’agit de spécimens naturels, et la façon dont le savant les manipulait pour répondre aux questions posées, les siennes et celle des autres. Comme un kaléidoscope pointé sur le cabinet de Séguier, il met en évidence le dialogue sans cesse renouvelé, en des agencements nouveaux, des mots et des choses.


[1] François Pugnière, « De l’Instrumentarium au Muséum. Le cabinet de Jean-François Séguier (1703-1784) », Liame, 26, 2016.