La découverte de l’inscription de la Maison Carrée (1758)

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La publication en 1759 de la Dissertation sur l’ancienne inscription de la Maison Carrée fut un élément déterminant dans l’affirmation de la notoriété du savant nîmois, jusqu’alors peu connu en dehors du microcosme antiquaire. L’attribution et la date de construction de cet édifice romain hexastyle, dans un état de préservation exceptionnel, avait jusqu’alors fait couler beaucoup d’encre, à une époque où l’analyse stylistique et comparative, en tant notamment qu’élément de datation, restait embryonnaire. S’appuyant sur des sources essentiellement littéraires, nombre de grandes figures savantes s’étaient heurtées au manque de données positives.
Poldo d’Albenas avait avancé, en 1559, qu’il s’agissait d’un Capitole, là où Rulman et le père Colona ne voyaient qu’une basilique construite sous Adrien, appuyant leur affirmation sur un passage obscur d’Ælius Spartianus (IIIe s.). Deyron, en 1653, après Chorier, considérait pour sa part que l’on avait affaire à un prétoire. La majeure partie des auteurs, à partir de la fin du XVIIe siècle, avaient toutefois fini par estimer que le bâtiment était un temple, sans être en mesure de le dater et de l’attribuer. Spon supposait ainsi qu’il était dédié à Jupiter Capitolin ou à Mars, alors que Ménard, dans son tome I, affirmait qu’il s’agissait d’un temple érigé en l’honneur de Plotine par Adrien, peu après sa mort. Peiresc, s’il n’avait rien affirmé pour sa part, restait cependant persuadé, d’après le témoignage de Gassendi, qu’il était possible, à partir des trous de scellement, de révéler les grandes lignes de l’inscription, comme il l’avait fait à Assise à la suite de Giulio Cesare Galeotti.  Faute de disposer d’une copie exacte, il ne put toutefois aller au-delà du vœu pieux.  
Cette idée fit par la suite son chemin : elle inspira nombre d’antiquaires, parmi lesquels le jeune Séguier. À la fin des années 1720, celui-ci réalisa un premier relevé à distance, en se plaçant face au bâtiment. L’existence de trous non employés, qu’il s’agisse de reprises ou d’une « erreur », sur lesquels il focalisa son attention, le conduisit toutefois dans une impasse. Dans les années 1740, le chevalier de Lorenzi, qui servait dans un régiment italien de passage à Nîmes, ne parvint pas plus à percer les mystères de l’inscription, que Ménard avait aussi essayé de relever, sans plus de résultats. L’abbé Barthélemy, de passage à Nîmes en 1755 alors qu’il se rendait en Italie, tenta également de déchiffrer quelques lettres mais, faute de pouvoir distinguer tous les trous de scellement, et faute de temps, il envisagea, à son retour de Rome, de faire élever un échafaud pour pouvoir poursuivre la besogne, ce qu’il ne put mener à bien. Dans une note de son Mémoire sur les anciens monuments de Rome, lu en 1757 devant l’Académie des Inscriptions et belles-lettres, il indique cependant avoir sollicité son confrère Léon Ménard pour obtenir une copie exacte des trous1.
Celui-ci, qui travaillait alors à l’édition du volume VII de son Histoire civile, littéraire et ecclésiastique de la ville de Nîmes, consacré aux Antiquités (daté de 1758 mais paru à la fin 1759), affirme pour sa part avoir demandé dès 1757 aux consuls de faire dresser un échafaudage dans ce but, sans faire mention toutefois des demandes de l’abbé. C’est finalement Séguier, de retour à Nîmes, en liaison épistolaire étroite avec Ménard qui résidait alors à Paris, qui parvint à faire enfin ériger cet « échafaud » au début du mois d’août 1758.  
Constatant l’irrégularité des trous de scellement, il décida de décalquer sur du papier fort, à l’échelle un, la totalité de ceux-ci, tant sur l’architrave que sur la frise, avant de les reporter ensuite de l’autre côté par piquage (non sans mal). Une fois rentré chez lui, dans la Grand Rue, il repassa les contours à l’encre et s’attacha à déchiffrer le texte de l’architrave. Distinguant tout d’abord les lettres I, T et V, il put restituer IUVENTVTIS, ce qui le conduisit logiquement à y associer PRINCIPI, puis, par déduction logique, les noms de Caïus et Lucius, les enfants adoptifs d’Auguste. Ce titre avait toutefois été porté par Titus et Vespasien. Séguier essaya donc de tracer le plus de lettres possibles en partant de ce qui ne laissait que peu de place au doute. Il distingua ainsi rapidement AVGVSTI et CESARI, puis LVCIUS. L’existence de trous décalés, ne correspondant à rien de tangible (ceux qui lui avaient donné du fil à retordre dans le passé), le laissa cependant perplexe, mais ne le « rebuta point ». Il émit ainsi l’hypothèse d’une reprise, consécutive à un mauvais alignement de départ. Il put ainsi restituer l’inscription dans sa totalité et l’attribua aux petits-fils d’Auguste, ce qui lui permit de dater enfin l’édifice avec précision.
Séguier fit rapidement part de sa découverte à Ménard, en lui envoyant les feuilles calquées in situ par l’intermédiaire de Tercier, rouage essentiel du Secret du roi, mais aussi antiquaire de renom. Ménard, persuadé de l’exactitude de la découverte, communiqua immédiatement les feuilles à l’Académie des Inscriptions et belles-lettres, où il avait été élu membre associé en 1749. L’assemblée en loua immédiatement la pertinence méthodologique, dont le contenu était exposé dans le mémoire d’accompagnement, et reconnut l’inscription comme « véritable », nommant de surcroît quatre commissaires pour « en poursuivre l’examen ». Ménard fit dans les semaines suivantes réduire « les dessins à une grandeur convenable », afin d’insérer la découverte dans le tome VII, alors en cours d’impression (Séguier en reçut une première épreuve au début du mois de novembre). Entre-temps, Séguier, toujours scrupuleux et en proie au doute (contrairement au ton employé dans la dissertation), avait communiqué sa découverte à un petit nombre de savants de confiance, notamment au père Janin, augustin de Lyon.
À partir du mémoire qu’il avait communiqué à Ménard, il rédigea, dans les derniers mois de 1758, sa Dissertation qui parut dans les derniers jours de mai 1759. L’impression en avait été confiée à Nicolas Martin Tilliard (1723-1773), libraire spécialisé dans les ouvrages savants et beau-frère de Jean Debure, le grand libraire parisien avec qui Séguier était en relation. Celui-ci, dès la parution, envoya quelques exemplaires aux correspondants les plus susceptibles de contribuer à la renommée de l’ouvrage, notamment à Maupertuis qu’il avait rencontré quelques mois auparavant à Nîmes. Il s’agissait également de recevoir l’approbation de ses pairs, au-delà de l’Académie : il envoya ainsi des exemplaires à Johann-Caspar Hagenbuch, le philologue et théologien zurichois, ou aux pères Saurin et Janin à Lyon, avec qui il était lié depuis 1756.
En quelques mois, son nom fut étroitement associé à « l’invention » de l’inscription. Jules-François Fauris de Saint-Vincens, président à mortier du parlement d’Aix, écrivit ainsi en 1762 au Nîmois que « toute l’Europe savante [avait] retenti de l’importante découverte que vous avez faite », découverte qui devait selon lui garantir « l’immortalité » du nom de celui qui l’avait révélée. La plupart des récits de voyage ultérieurs (La Rochefoucauld, Young, Thickness… pour n’en citer que quelques-uns) font de fait allusion à l’inscription, mettant en avant Séguier en tant qu’antiquaire, sans faire allusion à sa réputation de botaniste ou d’astronome. La réédition de la dissertation en 1776, à Nîmes chez Gaude, montre à quel point la demande restait forte, dix-sept ans après l’événement : l’avis au lecteur fait état de la demande émanant des « étrangers » et des « voyageurs ».
Sa réputation réussit par ailleurs à s’affirmer en dehors des milieux savants. L’ingéniosité du procédé employé, au-delà de la construction savante, avait particulièrement frappé les esprits, même s’il n’avait rien de fondamentalement inédit. Charles-Emmanuel de Crussol, duc d’Uzès, à qui Séguier avait envoyé la première épreuve de la planche figurant en tête de la dissertation, fit ainsi réaliser une version peinte sur bois, de plus grand format (planche aujourd’hui conservée à Uzès)2. Il est par ailleurs révélateur que Beaumarchais ait pu faire allusion à cet art de faire parler le passé, dans son premier mémoire contre Goëzman, sans pour autant citer nommément Séguier.
Cette réputation flatteuse traversa le siècle et resta d’actualité sous l’Empire et la Restauration. Les résultats en furent toutefois contestés par Auguste Pelet dans les années 1830, à l’occasion de la parution du 10e volume des bulletins de la société royale des antiquaires de France (1839). Appuyant son propos sur sa propre relecture des trous, Pelet attribuait la dédicace à Marc Aurèle et Lucius Verus. Ses conclusions furent toutefois contestées, essentiellement par Jean-François Aimable Perrot, qui publia mémoires et dissertations pour réfuter son compatriote, à qui Mérimée avait emprunté imprudemment les conclusions. Ni Otto Hirschfeld (CIL, vol XII), ni le commandant Espérandieu n’accordèrent par la suite le moindre crédit à cette thèse. Ce dernier reprit toutefois les conclusions de Séguier, mais avança pour sa part que les trous non employés correspondaient à l’existence d’une inscription antérieure, en l’honneur d’Agrippa, qui lui permit d’avancer une datation plus ancienne (20-12 av. J.-C.). Reprise après-guerre dans de nombreux travaux, cette approche fut toutefois renversée dans l’étude de référence menée par Gilbert Amy et Pierre Gros en 1979. La concordance entre l’inscription telle que Séguier la restitua et les autres éléments d’analyse – notamment d’analyse stylistique, étayée par des éléments typologiques – ne laisse aujourd’hui plus guère de doute et confirme toute la pertinence de la découverte de 1758.

[1] Jean-Jacques Barthélemy, « Mémoire sur les anciens monuments de Rome », Mémoires de l’Académie des Inscriptions et belles-lettres, vol. 28, 1761, p. 579-610.
[2] Bibl. mun. de Nîmes, ms. 148, 11 février 1759.

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Identifiant

ark:/67375/7Q9rtf9ZbhDP

Période concernée

1755-1784

Référence(s) bibliographique(s)

Jean-François Séguier, Dissertation sur l’ancienne inscription de la Maison Carrée de Nismes [édition critique par Michel Christol], Aix, Édisud, 2005.
Robert Amy et Pierre Gros, La Maison Carrée de Nîmes, Paris, 1979.

Identifiant

ark:/67375/7Q9rtf9ZbhDP

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François Pugnière. La découverte de l’inscription de la Maison Carrée (1758), dans Matières à penser Jean-François Séguier (1703-1784), consulté le 12 Juillet 2025, https://kaleidomed-mmsh.cnrs.fr/s/vie-savante/ark:/67375/7Q9rtf9ZbhDP

Collection

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Jean-François Séguier, Dissertation sur l’ancienne inscription de la Maison Carrée, Paris, N. M. Tilliard, 1759.

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Description

Jean-François Séguier, Dissertation sur l’ancienne inscription de la Maison Carrée, Paris, N. M. Tilliard, 1759.

Auteur

Jean-François Séguier

Source

Bibl. Mun. Nîmes, RES 12824_4

Date

1759

Frise de l’inscription de la Maison Carrée, 4e feuille

Métadonnées

Description

Frise de l’inscription de la Maison Carrée, 4e feuille

Auteur

Jean-François Séguier

Source

Bibl. Mun. Nîmes, ms. 101

Date

1758

1- Dessins des trous qui sont à la frise de la Maison Carrée de Nismes, avec l’inscription découverte au mois d’aoust 1758

Métadonnées

Description

Dessins des trous qui sont à la frise de la Maison Carrée de Nismes, avec l’inscription découverte au mois d’aoust 1758

Auteur

Jean-François Séguier

Source

Bibl. mun. Nîmes, ms. 117_1, 2 rouleaux de 13,20 et 5,90 m.

Date

1758

2- Dessins des trous qui sont à la frise de la Maison Carrée de Nismes, avec l’inscription découverte au mois d’aoust 1758

Métadonnées

Description

Dessins des trous qui sont à la frise de la Maison Carrée de Nismes, avec l’inscription découverte au mois d’aoust 1758

Auteur

Jean-François Séguier

Source

Bibl. mun. Nîmes, ms. 117_1, 2 rouleaux de 13,20 et 5,90 m.

Date

1758

Copie de l’inscription de la Maison Carrée peinte sur bois pour le duc d’Uzès en 1759.

Métadonnées

Description

Copie de l’inscription de la Maison Carrée peinte sur bois pour le duc d’Uzès en 1759.

Auteur

Jean-François Séguier

Source

Uzès, Musée Borias

Date

1759

Maison Carrée (2022)

Métadonnées

Description

Maison Carrée, Nîmes.

Auteur

François Pugnière

Source

cliché François Pugnière