Déchiffrer les inscriptions par les trous : de Notre-Dame-de-la-Vie de Vienne à la place du forum d’Arles.

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La découverte de l’ancienne inscription de la Maison Carrée, en 1758, fut un événement marquant dans l’existence de Séguier. Elle contribua à renforcer une notoriété encore limitée en France en dehors d’un cercle restreint d’antiquaires. Si le procédé employé n’avait rien de particulièrement novateur, il en allait tout autrement de la méthodologie employée, qui partant d’un relevé exact des trous (à l’échelle 1), identifiait les mots certains pour reconstituer le texte le plus plausible par le croisement des sources littéraires, épigraphiques et numismatiques.
Fort de son expérience, Séguier estima qu’il était possible d’utiliser ailleurs le même procédé. Dès décembre 1758, il s’intéressa ainsi à l’église Notre-Dame-de-la-Vie de Vienne. Deux dessins des trous de scellement lui furent envoyés, l’un levé par l’abbé Pierre Charvet, curé de Saint-André le Bas, avec qui il était entré en correspondance, l’autre réalisé par le jésuite Saverio Bettinelli, qu’il reçut à Nîmes en 1759. La relative imprécision des dessins, qui ne concordaient guère, ne lui permit pas de « hasarder une conjecture ». Il lui fallait impérativement disposer de plans précis et non déformés, ce qui nécessitait la mise en place d’un « échafaud ».
Le relevé que lui envoya à la fin de la même année le Bernois Frédéric-Samuel Schmidt de Rosan lui permit cependant d’avancer. Il déchiffra les mots ET DIVAE et AVGVSTAE, put proposer une première esquisse de restitution partielle et formula des « conjectures » à valeur d’hypothèses. En 1768, Charles-Louis Clérisseau (qui venait de passer quelques semaines à Nîmes pour réaliser les dessins préparatoires de son recueil de 1778) prit des mesures beaucoup plus précises du temple de Livie, mais il ne put relever les trous directement, personne n’ayant voulu l’aider à financer la mise en place d’un échafaud.
Ce n’est que huit ans plus tard, en 1776, que l’avocat Joseph André Ginet de la Rancolière, qui avait rencontré Séguier à Nîmes, s’efforça de poursuivre le travail de relevé. Il demanda à Pierre Schneider d’effectuer le relevé précis des trous au moyen d’une échelle et d’un « échafaud volant ». Il fallut deux jours à ce dernier pour y parvenir, en relevant notamment tous ceux qui avaient été bouchés au mortier. Ginet de la Rancolière fit ensuite passer les 33 feuilles à Séguier, qui confirma quelques semaines plus tard la justesse de la restitution que Schneider avait entre temps révélée. Celui-ci envoya à Séguier une série de planches remarquablement exécutées, ainsi qu’un exemplaire de la dissertation qu’il avait rédigée pour faire part de sa découverte, lue devant l’Académie de Lyon en 1776. S’il souscrivait entièrement à la restitution proposée, Séguier estimait toutefois qu’il avait existé plusieurs inscriptions successives et que Schneider n’avait révélé qu’un état du monument.
Séguier s’était entre-temps intéressé à un cas analogue, qui avait le mérite de se trouver à moins d’une journée de cheval de Nîmes. À Arles, au sud de la place des Portefaix (actuelle place du Forum), on pouvait observer des trous de scellement parfaitement lisibles sur un fragment de fronton enchâssé dans des constructions. Ce fronton l’avait depuis longtemps interpellé, d’autant qu’il avait pu longuement l’observer en compagnie de Maffei en décembre 17321. L’opération de déchiffrement s’avérait pourtant délicate car il ne restait qu’un peu moins de la moitié de l’entablement. L’inscription s’étalait de surcroît sur cinq lignes, trois concernant la frise et deux l’architrave.
Séguier avait de solides relations à Arles. Outre son « bon ami » Guillaume de Nicolay, il connaissait bien la famille Natoire, et notamment l’un des frères du directeur de l’Académie de France à Rome, originaire de Nîmes. Il était par ailleurs entré en correspondance avec Jean-Baptiste Marie Piquet, marquis de Méjanes, qui l’invita chez lui dès 1769. Séguier finit par s’exécuter en mai 1776. Ayant relevé avec grand soin les trous de scellement du monument de la place des Portefaix, à la demande des consuls, il put dès la fin mai proposer une première restitution partielle des trois lignes de la frise, en employant une fois encore les méthodes qui lui avaient si bien réussi. Il ne semblait toutefois guère satisfait du résultat, d’autant qu’il n’avait rien pu déchiffrer de l’inscription de l’architrave.
La lettre qu’il écrivit à l’abbé Laurent Bonnemant à la fin du mois de mai 1776 est ainsi remplie d’incertitudes.  « Je n’ose vous dire encore, écrivait-il ainsi, ce que j’ai imaginé. Il me faudrait être à portée d’examiner de nouveau chaque trou et les combiner en présence de l’original pour deviner ce qui paraîtra le plus probable ». Il qualifiait en conséquence son travail de « tentatives », bien qu’il eût acquis la conviction que la dédicace renvoyait à Constantin le jeune, la construction (qu’il considérait en 1732 comme un temple) ne pouvant être un capitole. Il ne chercha donc pas à diffuser sa découverte, bien qu’invité par le marquis de Méjanes à rédiger une dissertation semblable à celle qu’il avait consacrée à la Maison Carrée en 17592.
Peut-être échaudé par son échec viennois, Séguier ne semble guère avoir persévéré dans un travail ingrat et d’une grande complexité, car les blocs constituant le fronton, engoncés dans un mur, n’étaient pas parfaitement alignés. Il avait toutefois « attaché la feuille qui contient l’emplacement des trous de frise sous celle de l’inscription rétablie de notre Maison Carrée, qui, avec la vôtre, est étalée dans la chambre où nous tenons les séances de notre Académie ». Il l’avait à plusieurs reprises soumise « aux savants étrangers » de passage mais sans grands résultats. Il n’avait donc rédigé « qu’un mémoire fort abrégé », qu’il qualifiait « d’esquisse informe », perdue « dans l’immense chaos de mes papiers ».
L’abbé Bonnemant, d’une curiosité insatiable, finit cependant par le relancer en mars 1778, trouvant « fâcheux que ce que vous avez fait sur ce monument respectable fût noyé dans l’immense collection que vous laisserez après vous et qu’un étranger laissera dans l’oubli. » Il avait visiblement su jouer de la bonne corde. À peine quinze jours plus tard, Séguier écrivait à Bonnemant pour lui annoncer qu’il venait de « découvrir l’inscription d’Arles ». Il confirmait « que l’édifice qui est près de l’église de Saint-Julien est un ancien monument élevé à Arles à l’honneur de Constantin le jeune et de ses aïeux ». Il avait essayé de reconstituer l’inscription dans sa totalité en suppléant aux parties manquantes, comme il l’avait fait à Nîmes en 1767 pour le fragment de fronton du grand édifice méridional de l’augusteum découvert en 1740.
S’il estimait avoir « éclairci » l’inscription figurant sur la frise, il avouait toutefois être incapable « de deviner ce qu’il y avait sur les deux faces de l’architrave à cause qu’il y manque plus de la moitié de l’inscription, qu’il y a beaucoup de lacunes ». Il demandait donc qu’on lui communique « un dessin exact des cassures et fractures des pierres qui terminent la frise et l’architrave, pour mieux établir l’emplacement de certains trous, qui se sont tous soit peu dérangés par les fentes qui se sont occasionnées aux pierres qui ont cédé ou qui ont éclaté. » Natoire « le neveu » lui semblait la personne la plus indiquée pour réaliser un tel travail, car celui-ci lui avait déjà communiqué de précieux relevés d’antiques, mais rien ne se fit.
La « découverte » de 1778 n’eut pas le retentissement de celle de 1758. La récurrence du procédé avait-elle eu raison de l’attrait de la nouveauté ? La dissertation, que beaucoup attendaient, ne vit en tout cas jamais le jour. Le père Papon exposa les grandes lignes de « l’explication » dans le second volume de l’Histoire de Provence (1778), tout en contestant l’emploi du titre de Divus. Le président Fauris de Saint-Vincent relança Séguier en 1782 et en 1783, mais en vain. Les trois copies de la restitution proposée, contenues dans les fonds arlésiens, se limitent ainsi pour l’essentiel au contenu de la longue lettre envoyée à Bonnemant.
L’intérêt de Séguier pour les antiquités arlésiennes n’en faiblit pas pour autant. Il fut même renouvelé en 1779 quand Pierre Véran, alors inspecteur du canal de Craponne, lui communiqua les esquisses qu’il venait de « faire dans les caves souterraines qui se trouvent sous l’édifice de la place de notre ville et sous les maisons voisines »3. L’année d’après, Véran lui envoya « les dessins des anciens aqueducs de la ville d’Arles », mais la réponse de l’antiquaire nîmois, dont la santé s’était fortement dégradée, se fit attendre. Il se contenta de le remercier, l’encourageant à persévérer. Ce n’est qu’en janvier 1784, quelques mois avant sa disparition, qu’il finit par lui envoyer un long mémoire, dicté, où il reprenait une à une les hypothèses de Véran, qui estimait notamment (à juste titre) que « les édifices réunis pourraient avoir quelque ressemblance avec ceux dont les anciens Romains décoraient les places publiques qu’ils nommaient forum ». Séguier en doutait, tout comme il réfutait, avec des arguments solides, l’existence de bains et d’un palais impérial réunis au complexe. Il tenta également d’obtenir un relevé exact des trous de l’architrave qui lui résistait toujours, recommandant cette fois le directeur des écoles chrétiennes en qui il avait toute confiance.
Ce n’est qu’en 1951 que Fernand Benoît put compléter la lecture des lignes de l’architrave. Marc Heijmans, dans les années 1990, réalisa un relevé très précis des trous, en ayant recours à des photographies de haute qualité. Il proposa une nouvelle lecture qui diffère sur plusieurs points des propositions de Séguier et de Benoît. Là où Séguier datait l’inscription des années 337-340, on met ainsi aujourd’hui en avant la date de 324, quand Constantin II fut associé à l’empire comme César et Fausta comme Augusta.

[1] Bibl. mun. de Nîmes, ms. 129.
[2] Bibl. mun. de Nîmes, ms. 145.
[3] Bibl. mun. d’Arles, ms. 1067.

Métadonnées

Identifiant

ark:/67375/7Q9zqbWqmtdz

Période concernée

1755-1784

Référence(s) bibliographique(s)

Konstantin des Grosse. Geschichte -Archäologie - Rezeption, Trèves, 2007.

Identifiant

ark:/67375/7Q9zqbWqmtdz

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Citer cette ressource

François Pugnière. Déchiffrer les inscriptions par les trous : de Notre-Dame-de-la-Vie de Vienne à la place du forum d’Arles., dans Matières à penser Jean-François Séguier (1703-1784), consulté le 21 Novembre 2024, https://kaleidomed-mmsh.cnrs.fr/s/vie-savante/ark:/67375/7Q9zqbWqmtdz

Collection

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Restitution de la façade de Notre-Dame-de-la-Vie (temple d’Auguste et de Livie) de Vienne par Pierre Schneider, 1776

Métadonnées

Description

Restitution de la façade de Notre-Dame-de-la-Vie (temple d’Auguste et de Livie) de Vienne par Pierre Schneider, 1776

Auteur

Pierre Schneider

Source

Bibl. Mun. Nîmes, ms. 834

Date

1776

Temple d’Arles, dessin anonyme (XVIIe siècle).

Métadonnées

Description

Dessin anonyme du temple d’Arles

Auteur

anonyme

Source

Bibl. Mun. Nîmes, ms. 116

Ancienne inscription de l’édifice d’Arles dédié à Constantin le jeune et à ses ayeux. Découverte en 1778

Métadonnées

Description

Ancienne inscription de l’édifice d’Arles dédié à Constantin le jeune et à ses ayeux. Découverte en 1778

Auteur

Jean-François Séguier

Source

Bibl. Mun. Nîmes, ms. 116

Date

1778