Memoria & legatum : Éditer l’Ars critica lapidaria de Scipione maffei (1765)

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Éditer l’Ars critica lapidaria de Scipione maffei (1765)

 

Par son testament en date du 17 décembre 1754, Scipione Maffei lègue ses « fogliolini et mémoires » à Jean-François Séguier et à Giuseppe Torelli « perché ne facciano quell’uso che a lor piacerà. Non potrei fidagli meglio, che a due amici di tanto amore, e di tanto ingegno[1] ». Ce legs est aujourd’hui conservé en majeure partie dans les fonds de la Biblioteca capitolare de Vérone[2], mais également dans ceux de la Bibliothèque municipale de Nîmes et de la Biblioteca Laurenziana de Florence[3].

Les fonds nîmois forment deux ensembles distincts : une série de cahiers reliés, qui contient le texte manuscrit de l’Ars critica lapidaria de la main de Maffei[4], et deux gros dossiers composés de « notes d’épigraphie relatives presque toutes à des inscriptions d’Italie, la plupart écrites de la main de Maffei[5] ». La liasse n° 2 (ms 289), abrite de toute évidence le matériau ayant servi au travail préparatoire à la rédaction de l’ouvrage dont il est ici question[6]. Séguier a ainsi emporté en 1755 les papiers qui pouvaient lui être directement utiles pour mettre au propre les parties inachevées. Ce choix révèle indubitablement d’une intentionnalité : la volonté de publier un travail d’ampleur perçu comme un opus ultimum.

Dans l’Éloge de Maffei, rédigé à Vérone en mars 1755 à la demande du secrétaire de l’Aacadémie des inscriptions et belles lettres, Séguier ne fait aucun mystère de ses intentions :

Le marquis avait toujours montré une prédilection pour l’Antiquité et surtout pour l’antiquité lapidaire. Il s’était aperçu de bonne heure que les livres qui en parlent sont remplis de pièces apocryphes, d’inscriptions mal copiées, d’explications erronées et fausses, que l’ordre n’y est pas assez observé et bien d’autres défauts qui sont moins essentiels. Il avait formé l’idée d’en faire la critique et de donner au public une méthode sûre pour distinguer le vrai d’avec le faux. Il a promis souvent cet ouvrage. Il l’a conduit même jusqu’à un certain terme par rapport à certains articles et l’on a quelques échantillons imprimés[7], mais une suite d’occupations fort différentes la lui firent abandonner et lorsque l’âge l’ayant déjà affaibli, il n’était plus en âge de le reprendre. On donnera au public ce qu’il en a laissé qui donne une grande idée de l’étendue de son dessein et fera extrêmement regretter qu’il ne l’ait pas accompli[8].

La conception de l’ouvrage remontait à l’année 1718, à l’époque même où Maffei commençait à s’interroger sur la valeur et l’importance des inscriptions en tant que source directe[9]. Le projet ne prend toutefois forme qu’au début des années 1720[10]. Écrivant à Muratori, Maffei affirme pour la première fois en 1721 « travailler à un Ars Critica Lapidaria, car en approfondissant cette étude, j’ai découvert que c’est peut-être le seul sujet encore obscur. D’innombrables fausses inscriptions passent pour sincères, et il reste encore beaucoup à découvrir, à bien les lire, à bien les comprendre et à en tirer toutes les lumières possibles pour l’histoire[11]. » Le marquis a cependant du mal à y travailler de manière suivie, à une époque où il multiplie travaux et publications. L’ouvrage est pourtant important à ses yeux, si ce n’est fondamental : il le considère comme un préalable indispensable au grand recueil d’inscriptions grecques et latines qu’il annonce dans le Prospectus de 1732[12].

Échaudé par la parution du 1er tome du Novus Thesaurus de Muratori en 1736, qui compromet ses propres projets, il consacre par la suite de moins en moins de temps et d’attention à cette œuvre, absorbé par le Museum Veronense. L’ouvrage, annoncé, se fait languir. Il est pourtant attendu : en décembre 1740, le baron de La Bastie le pousse, par l’intermédiaire de Séguier, à y « mettre la dernière main ». « Ce sera, affirme-t-il, un livre vraiment utile et qui ne peut être bien exécuté que par lui[13] ». Maffei se remet bien de temps à autre au travail, mais les inscriptions, comme il l’écrit en 1750, lui « semblent maintenant très ennuyeuses[14] ». Son manuscrit reste finalement inachevé au moment de sa disparition.

De retour en France, Séguier décide de s’attaquer à la publication. La tâche est ardue. Les Anecdotes sur la vie privée de M. Séguier, rédigées en 1785, affirment que « personne d’autre que lui n’était en état de lire ces manuscrits à cause des abréviations, des renvois, des ratures et surtout à cause de l’écriture de M. Maffei qui est indéchiffrable ». Séguier y aurait travaillé selon Jean-César Vincens « des mois entiers, 14 à 15 heures par jour comme un forçat, pour les mettre au net[15] ».

Maffei avait prévu à l’origine de diviser son ouvrage en quatre livres. Le premier, incomplet, étudiait tous les alphabets connus et s’interrogeait sur l’origine de l’écriture. Le second, dont deux chapitres seulement avaient été achevés, passait en revue les inscriptions transcrites ou citées dans les œuvres antiques, latines et surtout grecques afin d’écarter les fausses. Le troisième, pas même entamé, aurait dû aborder une histoire de l’épigraphie et un catalogue des auteurs, question que Séguier traita exhaustivement dans le long travail introductif de son propre index[16]. Le quatrième livre, dans la version publiée, prit donc la place du troisième, et forme les 9/10e de l’ouvrage. Il aborde en trois chapitres la question de la falsification, déterminant les règles ou « canons » pour déterminer le faux. Le premier traite des inscriptions grecques, le second des latines, dans lequel il expose amplement sa théorie de la « monogénèse » des écritures latines médiévales[17], et le troisième concerne celles qu’il avait vues et étudiées à Vérone.

Au-delà même de l’édition du texte, s’était posée, dès la disparition de l’auteur, la question de l’impression, coûteuse par nature, car contenant de nombreuses inscriptions grecques. Rien dans la correspondance ne permet de savoir si Séguier entreprit des démarches par lui-même auprès d’imprimeurs, comme il le fit notamment à Lyon en 1755, afin d’éditer, en vain, ses propres Pétrifications du Véronais. Le texte de Maffei étant rédigé en langue italienne, une édition en France aurait été de toute façon improbable, faute de débouchés potentiels.

Le texte achevé est envoyé in fine à l’abbé Sebastiano Donati (1711-1787), sans que l’on ne connaisse la genèse des tractations. Originaire de Lucques, Donati s’était pris de passion à la fin des années 1730 pour l’épigraphie, échangeant avec Anton Francesco Gori et Giovanni Lami à Florence. À Rome, où il avait accompagné l’abbé Di Poggio, son mentor, il fit la connaissance du père Corsini, des cardinaux Passionei et Albani, mais il se lia surtout au cardinal Angelo Maria Quirini (1650-1750), à la tête de la Vaticane depuis 1730. Ce dernier l’incita à développer davantage ses études et à publier les travaux qu’il avait entrepris sur le diptyque consulaire dit d’Aerobindus (Ve s. ap. J.C.). Il publia ainsi à Lucques en 1753 son De’diptici degli antichi profani[18], ouvrage estimé qui le fit connaître dans le monde de l’érudition. C’est en 1757, encouragé par le baron de Stosch, qu’il décide d’éditer un supplément au Novum Thesaurum veterum inscriptionum de Muratori, diffusant en octobre 1757 le programme imprimé de l’ouvrage dans les milieux savants.

Séguier, autant que l’on puisse en juger par les lettres de Donati conservées de façon incomplète à Nîmes, lui fournit très tôt des inscriptions et des notes. Le Lucquois sait que son correspondant a en sa possession le manuscrit de l’Ars critica lapidaria. Les lettres subsistantes (la plus ancienne est de 1758) ne permettent pourtant guère de comprendre comment prit forme le projet d’édition de l’ouvrage inachevé, qui dut se dessiner dès 1757.

Le manuscrit mis en forme par Séguier arrive quoi qu’il en soit à Lucques à la fin de l’été 1760, par l’intermédiaire de Ferdinando Bassi, via Turin. L’abbé en fait faire plusieurs copies et entame aussitôt la traduction du texte en latin, avec l’assentiment et le soutien de Gian Francesco Maffei, le neveu.

En mai 1762, Donati annonce à Séguier avoir commencé l’impression du texte, mais le volume qui doit le contenir, sous le titre d’Ad Novum Thesaurum Muratorianum veterum inscriptionum supplementum[19], est encore en chantier en septembre 1764. L’Ars critica à proprement parler, sans sa préface, est pourtant à cette date déjà sortie de presse, à raison de 200 exemplaires séparés, auxquels s’ajouteront par la suite les 550 qui doivent être insérés dans le supplément au Thesaurus.

Ce n’est finalement qu’en janvier 1765 que Donati finit par envoyer à Marseille la totalité des feuilles tant attendues par Séguier… qui commençait à s’inquiéter. La publication a en fait été retardée, l’abbé ayant trouvé les caractères majuscules grecs et latins d’une « perfection insuffisante ». En avril 1765, Séguier peut donc annoncer l’arrivée à bon port de ses six exemplaires complets, parvenus à Marseille en avril 1765, à quoi s’ajoute un nombre indéterminé de la version séparée, en feuilles.

L’Ars critica lapidaria est dédié à Giovanni Francesco Maffei, à qui Donati demande expressément d’accepter un ouvrage restitué « par l’œuvre et le travail du très érudit Jean-François Séguier, compilé et organisé à partir des notes et manuscrits autographes[20] ». Le monitum editoris est suivi d’un éloge de Maffei, en latin, composé par le jésuite Friederich Reiffenberg (1719-1764), qui l’avait rédigé et inséré dans sa traduction latine de l’Istoria teologica de Maffei en 1756[21]. Les 618 pages de l’ouvrage, imprimées en 2 colonnes, sont particulièrement denses et l’on mesure aisément l’ampleur du travail effectué par Séguier pour mettre au net les 402 folios du manuscrit original.

Le succès de l’ouvrage n’est malheureusement pas à la hauteur des espérances de Donati qui se plaint à son correspondant, en janvier 1768, du peu de débit du livre, y compris à Vérone. Il lui demande alors de lui confier son index des inscriptions, pour travailler au second volume du Ad Novus Thesaurus (il paraît en 1774). En vain. Donati n’insiste pas, mais l’intérêt qu’il porte aux papiers Maffei est évident. Il essaie par la suite d’obtenir d’éventuels inédits du père Bacchini, que recherche alors le père Mazza, en charge de la bibliothèque du duc de Parme. La plupart des savants italiens semblent à cette date surestimer l’ampleur des fonds emportés par Séguier, qui sont en réalité très ciblés.  Le mythe aura par la suite la vie dure.

 

 

 

[1] « Afin qu’ils en fassent l’usage qu’ils jugeront bon. Je ne saurais mieux les confier qu’à deux amis d’un tel amour et d’un tel génie ». Verona, Biblioteca Capitolare, cod. DCCCCLXXVII, fasc. I, n.5 [Copie de la main de Séguier] Voir Claudia Mizzoti, « "fogliolini" maffeiani : una lezione di metodo », Atti della Accademia Roveretana degli Agiati, 2001, p. 83-95.

[2] Manoscritti della Biblioteca Capitolare di Verona. Catalogo descrittivo redatto da don Antonio Spagnolo, a cura di Gian Paolo Marchi, Verona, Casa Editrice Mazziana, 1996.

[3] Ces derniers proviendraient des manuscrits restés à Vérone dans les mains de Torelli. Passés au marquis véronais Paolino Gianfilippi, ils sont achetés par Guglielmo Libri, puis par le marquis Asburnham ; la collection Ashburnam, à l’exception des manuscrits revendiqués par la France, est acquise en 1884 par l’État italien pour la Laurenziana.

[4] Bibl. mun. de Nîmes, ms 99.

[5] Bibl. mun. de Nîmes, ms 289-290.

[6] La présence dans les fonds nîmois de l’édition de 1707 du corpus de Gruter, entièrement caviardée par Maffei, prend dès lors tout son sens, tant les renvois à ce livre dans le ms 99 abondent.

[7] Notamment dans le Museum Veronense en 1749.

[8] Bibl. mun. de Nîmes, ms 134.

[9] Ses théories sont exposées à la fin de Traduttori italiani ossia notizia dei volgarizzamenti d’antichi scrittori latini et greci..., Venise, Coleti, 1720, 3 vol.

[10] Voir Bianca Merlo, Scipione Maffei e il falso : la nascita della scienza epigrafica, Padoue, Master, Université de Padoue, 2025.

[11] Scipione Maffei, Epsitolario (1700-1755), Milan, Giuffré, 1955, p. 359, n. 301.

[12] Alfredo Buonopane, « Il Prospectus universalis collectionis di Scipione Maffei e la nascita della scienza epigrafica », Gian Paolo Romagnoni, Scipione Maffei nell’ Europa Venise, Consorzio Editori Veneti, 1998, p. 659-677.

[13] Bibl. mun. de Nîmes, ms 139.

[14] Scipione Maffei, Epsitolario (1700-1755), Milan, Giuffré, 1955, p. 1187-1188, n. 1103.

[15] BnF, ms. NAF 22 278.

[16] BnF, ms. lat 16 929 et 16930.

[17] Le marquis avait réfuté la classification héritée de dom Mabillon, qui distinguaient cinq écritures selon des critères essentiellement géographiques. Il avait élaboré une théorie fondée sur une genèse unique. Maffei soutenait que la langue italienne s’était formée par une corruption graduelle opérée dans la langue classique, sans l’intervention d’une influence étrangère. Dans sa Verona illustrata, il s’efforça de montrer que s’était imposée peu à peu une forme de langage incorrecte, dans sa structure comme dans sa prononciation, en argumentant à partir d’Aulu Gelle et de Saint Jérôme.

[18] De’diptici degli antichi profani, e sacri coll’appendice di alcuni, necrologii, e calendarii inediti..., Lucque, Benedini, 1753.

[19] Ad Novum Thesaurum veterum inscriptionum cl. V. Ludovici Antonii Muratori Supplementum, Lucques, Venturini, 1765.

[20] « opera & labore Eruditiss.  Joh. Francisci Seguierii ex adversariis, & schedis authographis concinnatam & digestam »

[21] Historia theologica dogmatum et opinionum de divina gratia : libro arbitrio et praedestinatione, quae viguerunt ecclesiae primis quinque saeculis, Francfort, Varrentrapp, 1756.

 

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Période concernée

1755-1776

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Référence(s) bibliographique(s)

Alfredo Buonopane, « Il Prospectus universalis collectionis di Scipione Maffei e la nascita della scienza epigrafica », Gian Paolo Romagnoni, Scipione Maffei nell’ Europa Venise, Consorzio Editori Veneti, 1998, p. 659-677.

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Citer cette ressource

François Pugnière. Memoria & legatum : Éditer l’Ars critica lapidaria de Scipione maffei (1765), dans Matières à penser Jean-François Séguier (1703-1784), consulté le 12 Juillet 2025, https://kaleidomed-mmsh.cnrs.fr/s/vie-savante/ark:/67375/7Q9f2qR5P9xT

Collection

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Manuscrit autographe de l'Ars Critica Lapidaria fol 32v-33r. Bibl. mun. de Nîmes, ms 99.

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Auteur

Ville de Nîmes [Droits ville de Nîmes]

Source

Bibl. mun. de Nîmes, ms 99.

Date

Années 1720-1740

Ad novum thesaurum veterum inscriptionum Cl. V. Ludovici Antonii Muratorii, Lucques, 1774.

Métadonnées

Auteur

Ville de Nîmes [Droits ville de Nîmes]

Source

Bibl. mun. de Nîmes, 12 760.

Date

1774