Du discours académique… et de son recyclage : La Dissertation sur les cheminées des anciens (1759-1764)

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Les opuscules et dissertations que Séguier composa durant sa longue existence restèrent pour la plupart à l’état de manuscrit, à l’exception des pages qu’il consacra au déchiffrement de l’inscription de la Maison Carrée, à la Bona Dea d’Arles et aux dieux propices[1]. Conservés sous forme brouillon, plus ou moins surchargés, ces textes, discours ou dissertations, sont rassemblés dans la même liasse formant aujourd’hui le manuscrit 129 de la bibliothèque municipale de Nîmes.

La Dissertation sur les cheminées des anciens fut lue en séance ordinaire de l’académie royale de Nîmes le 31 mai 1759, quelques mois après que Séguier eut présenté la première version de sa Dissertation sur la découverte de l’inscription de la Maison Carrée[2]. Le texte conservé, qui s’étend sur 13 pages, se distingue de ses productions analogues par la quantité de corrections et de repentirs, ce qui laisse supposer un état de réflexion encore inaboutie, comme si l’œuvre avait été rédigée à la hâte.

Le travail composé par Séguier, s’il reprend le questionnement du Se gli Antichi avessero nelle stanze camini, come abbiam noi de Scipione Maffei[3], fait également référence à la Dissertation sur les cheminées des anciens, qui figure en tête de la Caminologie de dom Pierre Hébrard[4]. Il s’agissait alors, avec l’article de l’Encyclopédie (1753) dû à Jacques-François Blondel et au chevalier de Jaucourt, de la seule publication récente en français consacrée à cette question[5]. On ne sait à quelle occasion Séguier eut en main l’ouvrage du bénédictin, d’autant qu’il ne figure ni dans le Catalogue de tous livres, ni dans les fonds de la bibliothèque municipale de Nîmes. Le livre l’intéressa de toute évidence, au point d’en analyser et d’en réexaminer le contenu, en le confrontant aux données rassemblées par Maffei. Son texte n’a rien cependant d’un exercice de paraphrase : il diverge sensiblement dans sa structure et dans sa progression argumentaire, mais il puise en revanche largement dans le corpus de citations rassemblées par le religieux. Séguier, dans ce travail, comme il l’exprime en préambule, désire donc avant tout « entretenir » ses confrères « de ce que Manuce, Bacci, Mazzoni, Maffei en ont écrit, de même que parmi nous le Dictionnaire encyclopédique et l’auteur de la Caminologie ».

La dissertation est d’une facture très classique dans sa composition. Son auteur interroge dans un premier temps les termes employés, tant à travers une démarche étymologique qu’à travers une étude lexicale littérale. Constatant l’imprécision, voire l’absence des mots ordinairement usités, il met en relation ce fait avec la quasi-absence des traces matérielles. « On est fort étonné, explique-t-il ainsi, lorsqu’on examine de près ce qui nous reste de l’intérieur de leurs habitations, de n’y trouver que des salles, des portiques, des chambres fort exhaussées, de longues allées de communication, un petit nombre de fenêtres étroites, des escaliers déplacés et peu commodes : aucune trace de la pièce d’assemblée, où ils devaient se tenir pendant l’hiver, rien qui indique l’endroit où ils faisaient du feu pour se défendre contre la rigueur des saisons ».

Ces remarques sont en fait révélatrices de l’état des connaissances au moment où il s’attaque à cette composition. Comment pouvait-on alors percevoir la matérialité de l’habitat romain, au-delà des descriptions, planches (Antiquité expliquée de Montfaucon, tome 1 [1752] et 2 [1756] du Recueil d’antiquités de Caylus…) et des indices textuels, qui n’abordaient que de manière marginale la question ? Si les premières excavations avaient débuté en 1738 à Herculanum, livrant un mobilier inédit, il avait fallu attendre 1748 pour que les premiers travaux d’envergure débutent à Pompéi, dont le nom même ne fut attesté qu’à partir de 1763. Le site était alors peu accessible, tout comme les collections de Portici. Si Séguier ne s’était jamais rendu dans le royaume de Naples, il s’était néanmoins intéressé, en même temps que Maffei, aux cités ensevelies des environs du Vésuve à travers les publications, accumulant notes et références. La mention la plus ancienne des sites campaniens dans sa correspondance remonte à l’année 1748, suivant de près les premières découvertes, Maffei publia d’ailleurs l’année suivante, de manière significative, une Lettera sopra le nuove scoperte d’Ercolano.  

Les publications d’envergure consacrées aux scavi en elles-mêmes et aux objets exhumés, d’un coût prohibitif, étaient en 1759 rares et étaient difficilement accessibles. Séguier put consulter après son retour à Nîmes les premiers volumes des Antichità di Ercolano espsote, publiées à partir de 1755, ainsi que le Catalogo degli antichi monumenti dissotterrati dalla discoperta città di Ercolano de 1755, mais il ne put, semble-t-il, jamais mettre la main à Vérone sur les Disegni intagliati in rame di pitture antiche, de 1746[6]. La seule connaissance immédiate de l’habitat antique qu’il avait pu acquérir en Italie remontait à son séjour romain, en 1739, mais on ne conserve pas de traces d’observations dans ses carnets et autres foglioni. C’est seulement dans les années 1760-1770, qu’il semble s’être davantage intéressé à ce que nous nommerions aujourd’hui les cultures matérielles de l’Antiquité. Son attention, non sans conformité avec l’approche et les travaux de Caylus, se focalisa alors davantage sur ces traces du passé, relativement abondantes mais très fragmentaires à Nîmes. En 1766 il acquit ainsi ce qu’il pensait être « quelque vaisselle de cuivre qui appartenait à la cuisine des anciens[7] ». En 1758-1759, au moment où il rédige sa dissertation, il lui est cependant impossible de se faire une idée globale de l’habitat antique nîmois, dont avaient pu émerger de temps à autre quelques parties très arasées, difficiles à contextualiser.

La Dissertation de 1759, comme l’opuscolo de Maffei avant lui, relèvent donc d’une approche peu ancrée dans la matérialité. Le texte de Séguier ne renvoie en effet explicitement à aucune des cités ensevelies du Vésuve et encore moins à un quelconque vestige de Narbonnaise. Seule Baies est citée nommément à travers les observations de Vincenzo Scamozzi (1578-1616). Le discours prononcé devant l’académie est donc essentiellement une analyse critique des sources antiques, qui s’appuie beaucoup, il faut l’avouer, sur le travail de recension du père Hébrard. Appien, Aristophane, Caton, Cicéron, Hérodote, Horace, Plutarque, Sénèque, Suétone, Varon, Vitruve, mais aussi le Digeste et l’Histoire auguste sont cités, commentés et analysés, en même temps que l’Évangile de Luc.

L’exploitation méthodique du corpus amène Séguier à conclure que les « anciens, aussi délicats que nous, n’avaient pas su se procurer une aisance que nous avons si fort multipliée ». Il met donc en lumière, en reprenant l’argumentaire de Maffei, le recours à des moyens alternatifs, comme les braseros, dont le fonctionnement est précisé à travers des passages de Caton et de Vitruve, mais sans en donner une description matérielle précise. Il décrit de la même manière le fonctionnement des hypocaustes, mais en s’appuyant essentiellement sur Cicéron et sur le témoignage d’Andrea Bacci (1524-1600), qui avait pu observer des vestiges bien conservés à Rome lors de la construction de l’église Santa Croce in Gerusalemme.

Bien qu’ayant été prononcée en public en 1759, cette dissertation connut cinq ans plus tard un nouvel usage, au mépris, il faut l’avouer, des usages académiques. C’est ce qui pourrait expliquer, du moins en partie, l’importance des surcharges de la version conservée. Comment comprendre un tel réemploi ? La suppression de la compagnie de Jésus avait laissé en 1762 le collège de Nîmes en déshérence. Sa fermeture ayant été envisagée par le gouvernement, le conseil de ville commit Séguier, en tant qu’avocat, pour en assurer la défense auprès de la commission du parlement de Toulouse en charge de l’affaire. Venu plaider avec succès dans la ville rose, il fut chaleureusement et confraternellement reçu au sein de l’académie des sciences, inscriptions et belles-lettres dont il était correspondant depuis 1758. Le 17 août 1764, il y lut donc « un savant mémoire sur la manière dont les anciens s’échauffaient » dans lequel il « prouve que les cheminées leur étaient inconnues et que leur langue même manquait de termes pour les exprimer[8] ». Faute de temps, accablé d’affaires et de visites, ayant dû composer en urgence un factum pour la défense du collège, il avait donc fait feu de tout bois en servant un plat réchauffé qui sut néanmoins rassasier son public.  

 

[1] Publiés respectivement en 1759 (rééd. 1776), en 1768 dans les Mélanges historiques, critiques, de physique, de littérature et de poésie d’Anne-Marie Daignan d’Orbessan, 2 vol, t. 2, p. 180-213 et dans les Mémoires de l’Académie de Dijon, Dijon, 1769, t. 1. p. 439-447.

[2] Lue les 23 et 30 novembre 1758.

[3] Publié dans le 47e volume de la Raccolata d’opuscoli scientifici e filologici, Venise, Occhi, 1752, p. 67-81.

[4] Né à Clermont d’Auvergne en 1718, le frère Hébrard résidait à l’abbaye de Saint Bénigne de Dijon, où il publia : Ordo perpetuus divini officii juxta ritum breviarii ac missalis sanctae Romanae ecclesiae, Dijon, Desventes, 1759 et Caminologie ou traité des cheminées, contenant des observations sur les différentes causes qui font fumer les cheminées, avec des moyens pour corriger ce défaut, Dijon, Desventes, 1756.

[5] Il existait sinon l’ouvrage, bien plus ancien, de Louis Savot, L’architecture françoise des bâtimens particuliers, Paris, Cramoisy, 1624, maintes fois rééditée.

[6] Les notes de Séguier ont été conservées. Bibl. mun. de Nîmes, ms 111.

[7] Il s’agissait en fait, fort probablement, de mobilier funéraire.

[8] Registre des délibérations de l’académie des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse, volume 12.

Métadonnées

Identifiant

ark:/67375/7Q9Tkm18wkTc

Période concernée

1759-1764

Fichier texte

Texte 37

Référence(s) bibliographique(s)

Pierre Hébrard, Caminologie ou traité des cheminées, contenant des observations sur les différentes causes qui font fumer les cheminées, avec des moyens pour corriger ce défaut, Dijon, Desventes, 1756.

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ark:/67375/7Q9Tkm18wkTc

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Citer cette ressource

François Pugnière. Du discours académique… et de son recyclage : La Dissertation sur les cheminées des anciens (1759-1764), dans Matières à penser Jean-François Séguier (1703-1784), consulté le 22 Mai 2025, https://kaleidomed-mmsh.cnrs.fr/s/vie-savante/ark:/67375/7Q9Tkm18wkTc

Collection

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Dissertation sur les cheminées des anciens. Bibl. mun. de Nîmes, ms 129.

Métadonnées

Auteur

Ville de Nîmes [Droits ville de Nîmes]

Source

Bibl. mun. de Nîmes, ms. 129.

Date

1759

Caminologie ou traité des cheminées, Dijon, Desventes, 1753.

Métadonnées

Auteur

BnF [Droits BnF]

Source

BnF, bibl. Arsenal, 8-S-15324.

Date

1753

Registres des délibérations de l'Académie des sciences inscriptions et belles-lettres de Toulouse, tome 12. 17 août 1764.

Métadonnées

Auteur

Académie des sciences inscriptions et belles-lettres de Toulouse [Mis en ligne sur Gallica]

Source

Registres des délibérations de l'Académie des sciences inscriptions et belles-lettres de Toulouse, tome 12, p. 162.

Date

1764