« Le plus bel ornement de mon cabinet de livre » : La conjuracion de Catilina y la guerra de Jugurta, 1772.

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La conjuracion de Catilina y la guerra de Jugurta por Cayo Salustio Crispo, ouvrage imprimé à Madrid en 1772 par Joachim Ibarra (1725-1785), est un livre rare, quasi mythique, qui a marqué et marque encore l’histoire de la bibliophilie[1]. La genèse et l’histoire de la publication sont étroitement liées à la brève existence du troisième fils de Charles III d’Espagne, Gabriel Antonio de Borbón y Sajonia (1752-1788).

Né à Portici en 1725, Don Gabriel avait rejoint la cour d’Espagne quand son père était monté sur le trône, après la disparition de Ferdinand VI en 1759. Curieux et aimant l’étude, l’Infant maîtrisait l’italien, le castillan, mais aussi le français et dans une moindre mesure la langue allemande (celle de sa mère). Outre un solide enseignement moral et religieux, il avait également suivi des leçons de mathématiques, de physique, mais aussi d’histoire et de musique[2], tout en cultivant les humanités. Menée d’abord par deux jésuites, son éducation fut par la suite confiée à Francisco Pérez Bayer (1711-1794), chanoine trésorier de la cathédrale de Tolède.

C’est en 1772 que ce dernier fait imprimer la traduction du De Catilinae conjuratione y la guerra de Jugurta en castillan, dont une partie aurait été réalisée par l’infant lui-même, sous la direction du chanoine qui corrigea avec soin les travaux de son élève. Ce travail d’équipe n’a alors rien d’anecdotique. Il fait figure de manifeste politique, voire de véritable outil de propagande. Perez Bayer, lié au valencien Gregorio Mayans y Siscar (1699-1781), est depuis les années 1750 proche de Manuel de Roda y Arrieta (1708-1782), qui accède en 1765 au secrétariat d’État à la Grâce et à la Justice. Bénéficiant de l’affection du roi, l’ecclésiastique fait alors figure de chef de file des manteístas, un groupe de savants et d’intellectuels hostiles à la compagnie de Jésus, qui désire réformer en profondeur les études universitaires en s’appuyant sur les idées développées par Mayans, figure des novatores dans les années 1730[3]. C’est dans un tel contexte qu’il faut replacer la publication de l’ouvrage, alors même que Perez Bayer, en charge désormais de l’éducation des Infants, s’efforce d’influer sur la politique universitaire en plaçant les siens pour mieux réformer les universités et les Colegios Mayores[4], dont il déplore l’archaïsme de l’enseignement.

Le livre, d’une facture hors du commun, devait prouver, à travers les travaux de don Gabriel, l’efficience des théories éducatives des manteístas et notamment celles qu’avait développées Mayans dans son Idea de la gramática de la lengua latina. Ces idées sont donc exposées de façon explicite dans le Prólogo, où l’Infant est censé s’exprimer à la première personne.

Rien n’est épargné par ailleurs pour contribuer à la perfection matérielle du livre. Les meilleurs artistes espagnols sont mobilisés : Antonio Carnicero, Manuel Monfort y Asensi (page de titre), Juan de la Cruz, Mariano Salvador Maella, peintre de la Cour (dessin du buste de Salluste, gravée par Montfort), y travaillèrent, ainsi que Salvador Carmona, José Joaquin Fabregat, José Asensio ou Joaquin Ballester. La mise en page est d’une rare perfection : la traduction en castillan apparaît en italique dans la partie haute, tandis que le texte en latin figure en dessous, en romain, disposé sur deux colonnes. Les notes sont concises : elles servent à mettre en avant la science et le « bon goût » du traducteur, pour mieux souligner les errements et la tendance gratuite à l’accumulation reprochée aux jésuites. L’ouvrage comprend enfin un chapitre spécifique contenant des notes étendues sur l’alphabet et la langue des Phéniciens, ainsi que sur leurs colonies, composé par Perez Bayer, probablement le plus éminent spécialiste en la matière.

La réputation de l’ouvrage, au-delà de son contenu et du rang du traducteur, repose donc avant tout sur la qualité exceptionnelle de sa facture. L’impression en a été confiée à Joachim de Ibarra, une figure majeure de la librairie et de l’imprimerie espagnole du siècle des Lumières. Originaire de Saragosse, mais ayant ouvert un atelier d’impression à Madrid dès 1754, il fit très tôt preuve d’une grande inventivité, d’une ingéniosité et d’une habileté sans faille. Il est à l’origine de nombreux développements techniques (utilisation du satin de papier, encre incorporant du bleu de Prusse) et typographiques[5]. Il est aussi et surtout connu pour le soin extrême et la méticulosité qu’il apporta constamment à ses réalisations, parmi lesquelles figurent l’Historia de España de Marana, une somptueuse édition de la Bible, ou un Don Quixote de la Mancha in 4°, en 4 volumes, publié en 1780, qui passe pour un incomparable chef-d’œuvre. Tiré au départ à seulement 120 exemplaires, sur papier « Guarro », La conjuracion de Catilina y la guerra de Jugurta utilise pour sa part des caractères spécifiques d’une grande lisibilité, conçus et gravés par Antonio Espinosa de los Monteros y Abadia[6].

Le livre n’a pas vocation à être commercialisé, compte-tenu du rang de l’auteur. Il est en général donné à titre de présent, par l’intermédiaire des ambassadeurs d’Espagne, et constitue une faveur recherchée. C’est uniquement grâce à l’entremise de Perez Bayer que Séguier put donc entrer en possession d’un livre aussi convoité. Il l’avait connu en Italie. Occupant la chaire d’hébreu de l’université de Salamanque depuis 1746, chanoine de Barcelone, le prêtre valencien avait été envoyé en 1754 dans les États italiens par Ferdinand VI afin de collecter des manuscrits, des pièces de monnaie et des inscriptions anciennes. Il avait alors fait la connaissance de Maffei et de Séguier à Vérone, avant de gagner Rome où il bénéficia dans un premier temps de la protection du cardinal Quirini. Le séjour de cinq ans qu’il fit dans les États pontificaux et dans le royaume de Naples s’avéra important, car c’est là qu’il noua des liens étroits d’amitié avec Manuel de Roda. À Naples, fait déterminant dans son ascension, il put approcher le futur Charles III d’Espagne, émerveillé par sa maîtrise de l’hébreu et par sa capacité à déchiffrer les inscriptions grecques conservées à Portici.

Ce n’est toutefois qu’en 1774 que les routes de Séguier et Perez Bayer furent amenées à se recroiser. Au mois d’avril, le Nîmois, qui ne l’a pas revu depuis vingt ans, lui fit porter une lettre par l’intermédiaire d’Etienne Piestre, alors commis des libraires De Tournes, qui s’était longuement entretenu avec lui à Nîmes. Il cherche alors à obtenir le Del alfabeto y lengua de los fenicios y sus colonias, que Perez Bayer venait de publier à Madrid en 1772. Reçu chaleureusement par l’ecclésiastique, qui se souvient parfaitement de Séguier, visiblement avec nostalgie, Piestre obtint immédiatement la dissertation, ainsi que l’assurance de « faire avoir de la part de SAR l’infant Don Gabriel un exemplaire de son Salluste, ainsi qu’un pour Monseigneur l’évêque d’Agde »… alors même que Séguier ne lui a rien demandé.

Il faut toutefois attendre l’année 1781 pour que le chanoine trésorier de la cathédrale de Tolède fasse remettre à son correspondant nîmois, par l’intermédiaire de Francesco Pesaro, ambassadeur de Venise à Madrid[7] de passage à Nîmes, le précieux ouvrage, accompagné du De numis heiraeo-samaritanis, imprimé à Valence la même année. Séguier, en retour, sollicité par le précepteur, offre à Don Gabriel une caisse de pétrifications du Monte Bolca et d’autres morceaux « que je croirai digne de l’attention de cet auguste prince ». Il lui fait donc expédier une caisse à Barcelone, via Perpignan, ayant peu confiance dans la voie de mer que lui avait proposée Perez Bayer.

Séguier semble avoir tiré une très grande fierté de l’ouvrage, qu’il qualifia de « plus bel ornement de son cabinet », dont la perfection typographique « surpasse par la beauté des caractères tout ce que les plus habiles imprimeurs ont jamais publié en Europe[8] ». Passé dans les fonds de l’Académie, le livre, rare s’il en est, rejoignit par la suite les fonds de la bibliothèque municipale, dont il constitue toujours un fort bel ornement.

 

[1] Juan B. Olaechea, « El infante Don Gabriel y el impresor Ibarra en la obra cumbre del Salustio », Arbor, CLVI, 1997, p. 99-130.

[2] Don Gabriel nourrit constamment une grande passion pour la musique, étudiant jusqu’en 1768 sous la direction de José de Nebra.

[3] Elles sont en grande partie contenues dans la Carta-Dedicatoria de Mayans de 1737.

[4] Les Colegios Mayores étaient au nombre de six (quatre à Salamanque, les deux autres se trouvant à Valladolid et à Alcalá de Henares). Fondés entre 1401 et 1521, ils fonctionnaient en marge des universités. Ils étaient à l’origine destinés à des étudiants se préparant à de hautes charges dans l’administration royale.

[5] Ses idées et observations furent réunies et publiées en 1811 par José Sigaenza y Vera. Mecanismo del Arte de la Imprenta. La police Ibarra fut créée par Jerónimo Antonio Gil avec l’aide du calligraphe Francisco Javier de Santiago Palomares pour la Bibliothèque royale. Elle fut utilisée pour imprimer le Don Quixote de 1780.

[6] El Maestro Ibarra, Madrid, 1931.

[7] Francesco Pesaro (1740-1799), ambassadeur de Venise à Madrid de 1776 à 1781.

[8] Bibl. mun. de Nîmes, ms 139. Brouillon de réponse de Séguier.

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Période concernée

1772

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Référence(s) bibliographique(s)

El Maestro Ibarra, Madrid, 1931.
Juan B. Olaechea, « El infante Don Gabriel y el impresor Ibarra en la obra cumbre del Salustio », Arbor, CLVI, 1997, p. 99-130.

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François Pugnière. « Le plus bel ornement de mon cabinet de livre » : La conjuracion de Catilina y la guerra de Jugurta, 1772., dans Matières à penser Jean-François Séguier (1703-1784), consulté le 22 Mai 2025, https://kaleidomed-mmsh.cnrs.fr/s/vie-savante/ark:/67375/7Q92qR5P9k5s

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La conjuracion de Catilina y la guerra de Jugurta, Madrid, Joaquín Ibarra, 1772.

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Auteur

Ville de Nîmes [Droits ville de Nîmes]

Source

Bibl. mun. de Nîmes, 10 595

Date

1772

Lettre de Perez Bayer à Séguier, 11 avril 1781. Bibl. mun. de Nîmes, ms 139 fol 29r

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Auteur

Ville de Nîmes [Droits ville de Nîmes]

Source

Bibl. mun. de Nîmes, 10 595

Date

1772