Un Exellia velifer du mont Bolca

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Parmi les fossiles de la collection Séguier conservés au muséum d’histoire naturelle de Nîmes, se trouve un très bel Exellia velifer provenant du mont Bolca, une espèce éteinte de l’Eocène inférieur, appartenant à la famille des Ephippidae. Rare et remarquablement conservée, cette belle pétrification était l’une des pièces les plus saillantes du cabinet, d’autant que l’on ne connaissait alors rien de semblable. Les premiers poissons appartenant cette famille, aujourd’hui présents dans les barrières de corail, ne furent en effet décrits qu’en 1782.
        L’intérêt nourri par Séguier pour les « pétrifications » est relativement tardif dans sa carrière savante. C’est durant son séjour parisien, puis lors de son périple outre-Manche, en 1736, qu’il découvre des collections importantes et surtout cohérentes, notamment celles de John Woodward à Cambridge. La plus ancienne allusion connue aux fossiles du mont Bolca remonte à 1737, dans une lettre à son ami Pierre Baux, où il évoque « des poissons qui du temps du Déluge [qui] se sont engagés dans la terre qui s’est ensuite pétrifiée ». Dès 1738, il offre quelques fossiles à Dortous de Mairan, qui ne semble guère y avoir été sensible.
        Maffei connaissait bien pour sa part les poissons fossiles tirés des pesciaria du mont Bolca. Il en avait offert de nombreux exemplaires à Vallisnieri et il en possédait lui-même quelques exemplaires. Connu depuis le milieu du XVIe siècle, le gisement du mont Bolca (à 25 km au nord-est de Vérone) avait alimenté en abondance le cabinet Calzolari (dont le catalogue est publié en 1622, mais dont la découverte la plus ancienne remonte à 1550). Dans le courant du XVIIe siècle, de très importantes collections sont formées, notamment celles des comte Moscardo et Marsigli ; cette dernière est léguée à l’Istituto de Bologne au début du XVIIIe siècle, rejointe par la suite par les pièces que possédait Valisnieri.
        Quand Séguier s’installe à Vérone, les deux plus importantes « suites » se trouvaient entre les mains des marquis Saïbante et Maffei, mais aucune d’entre elles n’égalait la collection de premier ordre qu’avait réunie l’abbé Spada, archiprêtre de Grezzana, bourg situé à 10 km au nord de Vérone. L’abbé s’était par ailleurs engagé dans les débats scientifiques de son temps, publiant notamment en 1737 une dissertation où il affirmait que les pétrifications résultaient de phénomènes qu’il qualifiait d’antédiluviens. Il avait également édité un premier catalogue en 1739, puis un supplément l’année suivante, avant de faire imprimer son Corporum lapidefactorum catalogus en 1744, dans lequel il s’appuyait sur le système binominal (distinguant genre et espèce) qu’avait employé le médecin lucernois Lang dans sa Methodus nova et facilis Testacea Marina.
        Ce n’est qu’à partir du début des années 1740 que Séguier semble pour sa part s’être pris de passion pour les pétrifications, tournant le dos aux conceptions diluvianistes qui étaient encore les siennes dans les années 1730. S’il se contente au début d’acquérir les spécimens qui circulent, il s’intéresse bientôt au mont Bolca en lui-même, en travaillant in situ « avec les ouvriers », ce qui lui permet de perfectionner ses méthodes d’extraction en obtenant « partie et contre-partie ». En 1745, il affirme ainsi posséder déjà près de 200 pièces, dont une trentaine de poissons.
        Les doubles servent très tôt à alimenter l’échange, à une époque où l’attrait pour les sciences naturelles ne cesse de s’affirmer. Séguier fait ainsi parvenir, dans les années 1740, des pièces exceptionnelles à Réaumur, à Dortous de Mairan, à Gronovius à la Haye, mais également au comte de Gyllenborg ou à Linné. Par le biais de l’échange, il élargit en quelques années ses sources d’approvisionnement, soucieux d’accumuler des éléments de comparaison. Il obtient ainsi des fossiles de la région de Rimini par l’entremise du docteur Bianchi, mais également un lot de pétrifications de Basse-Saxe que lui envoie Brückmann de Wolfenbüttel. Séguier n’était pas animé par la quête de l’unicum : l’essentiel pour lui était de posséder un exemplaire caractéristique, et il n’hésitait pas de ce fait à céder les pièces atypiques ou peu conformes à l’espèce, même parmi les plus précieuses.
        À la mort de Maffei, en 1755, le cabinet Séguier était indubitablement devenu une collection de référence. Outre ce qu’avait ramassé Séguier lui-même, s’y était ajouté le legs du marquis (qui avait acquis une partie de la pescaria en 1753), ainsi que le cabinet Spada.
        L’observation, la description, l’identification puis le classement des 1200 pièces que contenait la collection en 1753 servent de soubassement aux Pétrifications du Véronais, ouvrage ambitieux que Séguier met en chantier à partir de 1745.
        Le travail de représentation, inséparable de l’ordonnancement méthodique de la collection, précède le travail d’écriture, « afin de parler aux yeux et de réunir dans un même ouvrage tout ce que le Véronais renfermait en ce genre ». Il réalise ainsi entre 1745 et 1747 près de 70 planches, rassemblant 442 dessins (poissons, crustacés, bois, plantes), classés de manière méthodique, et tous dessinés d’après nature, à l’exception de quelques figures tirées du catalogue de la collection Spada. Anticipant les principes verbalisés par Adanson, pour qui tous les spécimens dont les descriptions sont vagues ou succinctes devaient être considérés comme inconnus, Séguier opère donc un choix préalable d’échantillons types à représenter, déterminant ainsi de véritables « spécimens de substitution », selon la formule de Martin Rudwick. C’est en s’appuyant sur ces types qu’il s’applique à partir de 1748 « à en faire la description » la plus exacte possible, sans se noyer dans les variations propres à chaque espèce. Ce travail ne pouvait toutefois se fonder, selon des pratiques méthodologiques très semblables à celles qu’il employait en épigraphie et en numismatique, que sur « l’examen des différents systèmes les mieux imaginés ». Dans cette optique, « l’histoire de tous les livres qui ont traité de cette matière » occupe une place déterminante dans le processus de construction et d’argumentation savante, car elle seule permet un examen méthodique des « opinions ». En analysant et comparant les propos de près de 180 auteurs, Séguier peut ainsi confronter les principales théories relatives à l’origine des fossiles. Il s’efforce de déterminer les interactions entre les différents auteurs, révélant ainsi l’ampleur du travail d’analyse mené en amont. Une véritable généalogie de la circulation des savoirs, à défaut, dans un premier temps, d’une généalogie des idées et des doctrines, s’élabore ainsi au fil des pages, s’achevant avec la dispute qui oppose en 1747 l’abbé Moro à Constantini. Séguier rédige, de fait, une des plus anciennes histoires de la paléontologie.
        La nature mystérieuse des pétrifications avait donné matière à un grand nombre d’interrogations et de spéculations, intimement liées aux débats sur les « théories de la terre ». La confrontation des hypothèses avec les données patiemment accumulées s’imposait donc, à une époque où les fossiles étaient encore surtout perçus comme des témoins et des marqueurs susceptibles de contribuer à une histoire globale de la terre. Cette analyse théorique, cette confrontation aux regulæ et aux principes, constitue la troisième partie des Pétrifications du Véronais, toutefois peu développée en regard du travail d’analyse bibliographique.
        Avant toute théorisation, Séguier s’efforce toutefois d’établir des données objectives, en essayant notamment de déterminer avec certitude les espèces. Il constate ainsi que la moitié des espèces décrites par Scheuchzer ou Wolfart ne sont pas identifiables, alors que les 33 spécimens qu’il a observés directement correspondent à des poissons de mer dont on peut identifier un grand nombre en Méditerranée, bien que certains restent « totalement inconnus et [ne] ressembl[ent] en rien avec toutes les sortes de poissons décrits dans les ouvrages d’ichtyologie » (dont l’Exellia velifer). Il expose ensuite les différentes thèses, notamment les théories diluvianistes auxquelles il ne souscrit plus, du fait des incohérences stratigraphiques qu’il a pu observer. Il n’adhère pas davantage aux tenants d’un processus analogue, mais lent et progressif, ni aux théories de Lhuwd et de Lang, émettant de sérieuses réserves à l’encontre des travaux de Moro qui, soutenu par Maffei, affirme « que ce ne fut que l’action d’un volcan » qui souleva les pesceria à une telle altitude. Aucune des grandes théories de la terre, formulées par les physiciens, ne lui semble alors susceptible de formuler un système global d’explication, et il préfère « avouer [son] insuffisance ».
        Malheureusement, Séguier ne parvient jamais à faire éditer son ouvrage, tant le coût des planches paraît dissuasif aux libraires imprimeurs. Ses travaux étaient pourtant connus et eurent une influence non négligeable sur la génération savante des années 1770-1780, comme le rappelle Faujas de Saint-Fond en 1819. Les fossiles qu’il rapporte à Nîmes en 1755 – près de 400 pièces – contribuent pour leur part largement à la notoriété du cabinet dont ils sont le principal ornement. Le magnifique exemplaire d’Exellia velifer, si caractéristique du mont Bolca, que conserve le Musée d’histoire naturelle de Nîmes, reste un témoignage irremplaçable de ce remarquable ensemble qui émerveilla tant Casanaova lors de son passage à Nîmes.

Métadonnées

Identifiant

ark:/67375/7Q9m18wkbs6K

Période concernée

1736-1755

Référence(s) bibliographique(s)

1740. Un abrégé du monde. Savoirs et collections autour de Dezallier d’Argenville, Lyon, 2012.
Jean Gaudant, « Jean-François Séguier (1703-1784), premier historiographe de la paléontologie », Comptes rendus Palevol, vol. 4, no 3, p. 295-310.
Jean Gaudant, « Les poissons pétrifiés du Monte Bolca et leur influence sur les théories de la Terre au milieu du siècle des Lumières d’après un manuscrit inachevé de Jean-François Séguier », Bulletin de la société de géologie française, 1997, no 5, p. 675-683.

Identifiant

ark:/67375/7Q9m18wkbs6K

Licence

Citer cette ressource

François Pugnière. Un Exellia velifer du mont Bolca, dans Matières à penser Jean-François Séguier (1703-1784), consulté le 28 Janvier 2025, https://kaleidomed-mmsh.cnrs.fr/s/vie-savante/ark:/67375/7Q9m18wkbs6K

Collection

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Exellia Velifer [Éocène], Monte Bolca, coll. Séguier.

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Description

Fossile

Auteur

anonyme

Source

Museum d’histoire naturelle de Nîmes

Exellia velifer

Métadonnées

Description

Dessin de fossile

Auteur

Jean-François Séguier

Source

Bibl. Mun. Nîmes, ms. 256, planche XLI.

La Pescaria du Monte Bolca

Métadonnées

Description

Plan du gisement fossile du mont Bolca

Auteur

Jean-François Séguier

Source

Bibl. Mun. Nîmes, ms. 90

Date

1736-1755