Un diplôme d’honesta missio du règne de Gordien III
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Séguier à l’occasion de son voyage de retour en France, en 1755, noue de nombreux liens lors de son passage à Lyon. Il entre ainsi en relation avec le père Laurent Béraud (1702-1777), astronome jésuite, mais surtout avec le père Joseph Janin (1715-1794), religieux augustin, antiquaire et numismate. Ce dernier lui communique par la suite maintes inscriptions, notamment celles qui sont découvertes sur « la montagne Saint-Irénée » en 1757-1758. Si ces échanges perdent par la suite en intensité, ils se renouvellent toutefois à partir de 1780 grâce à la découverte de deux fragments de tablettes romaines de bronze le long des quais de la Saône [1].
Acquises par le religieux, elles sont rapidement identifiées comme étant les deux parties d’un congé militaire datable du règne de Gordien III (238-244). Le religieux, qui a parfaitement conscience de la rareté de l’objet, s’attache à en faire connaître le contenu en écrivant dans un premier temps aux « savants de Paris », notamment à l’abbé Leblond (1738-1809) et à l’abbé Antoine Courbon du Ternay (1725-1788). Aucun ne parvint toutefois à déchiffrer l’« inscription extraordinaire » qui figure au revers, dont les caractères résistent à toute tentative d’identification et de déchiffrement.
Séguier, qui a entre-temps reçu la transcription du texte que lui a envoyée le père Janin, confirme la nature de l’objet et sa datation, tout en lui transmettant un grand nombre de références relatives aux congés militaires, tirées essentiellement de Gruter, de Spon ou du Museum Veronense de Maffei. Le religieux augustin lui fait peu de temps après parvenir une « épreuve et contre-épreuve » qu’il a pu réaliser directement à partir de l’avers, en même temps que les fragments originaux de la seconde table de bronze, qu’il n’a pas réussi jusqu’ici à assembler.
Séguier se met aussitôt au travail. Dès mars 1781, il adresse au propriétaire de la tablette une longue lettre, en forme de dissertation, en lui renvoyant les fragments qu’il a pu également rassembler. L’examen attentif de ceux-ci, celui des copies, ainsi que l’analyse des 11 autres diplômes d’honesta missio connus en 1780, tout comme le dépouillement systématique de la bibliographie, lui ont permis de déterminer que le texte figurant sur les deux tablettes est le même, à quelques variations près. Il peut dès lors rattacher les caractères employés aux lettres latines cursives usuelles. Il ne parvient pas toutefois à identifier l’origine de la graphie employée au revers, qu’il estime – entre autres « conjectures » – avoir pu être « celtique », après l’avoir comparée à toutes les formes d’écritures cursives connues.
Cette découverte se diffuse rapidement dans le monde savant, par l’intermédiaire notamment de Claude-Urbain de Retz de Bressoles, baron de Servières (1753-1804). Celui-ci, avec l’accord de Janin, transmet une copie du texte de Séguier à l’abbé Barthélemy (1716-1795), à l’abbé Leblond, mais aussi à René Desaulnais, garde des imprimés de la bibliothèque du Roi, ainsi qu’au marquis Anthelme-Laurent de Migieu (1723-1788) et à Abraham Michelet d’Ennery (1709-1786). L’abbé du Ternay, comme d’Ennery, s’ils n’émettent aucune réserve quant à la transcription réalisée par Séguier, n’admettent cependant pas « que cette pièce soit composée avec des caractères celtiques ». L’abbé remet de plus en cause une partie des éléments de chronologie établis par Séguier.
Le père Janin, conscient de la valeur et de la rareté de l’objet, décide alors de consacrer un ouvrage au diplôme en publiant le matériau et les textes de ses deux correspondants, sans éluder les difficultés et objections soulevées par les deux savants. Il s’adresse donc à Séguier en juin 1781 pour lui demander de rédiger un texte plus développé, contenant ses « preuves ». Ce dernier accepte, mais il lui demande un délai de quelques mois, qu’il s’avère vite incapable de respecter. Le savant nîmois, au faîte de sa renommée mais dont la santé commence à décliner, est à cette date occupé aux travaux de restauration de la Maison carrée. Le travail demandé est par ailleurs long : il exige, explique-t-il, « à rechercher infiniment ». Séguier, fidèle à l’enseignement de Maffei, ne peut surtout se contenter de l’examen de la seule « épreuve », dont certaines lettres n’apparaissent pas avec assez de netteté. Janin décide de lui envoyer les tablettes, à charge pour l’antiquaire nîmois d’en faire un dessin exact qui sera ensuite envoyé à l’abbé du Ternay et à d’Ennery à Paris afin de le faire graver.
Séguier est entre-temps entré en relation directe avec l’abbé du Ternay à qui il a pu exposer ses contre-objections. Le contenu de leur lettre du mois de janvier 1783 est précieux car il expose avec précision la méthode suivie pour parvenir au déchiffrement des « caractère barbares ». Ayant renoncé à « l’idée qui m’était venue d’abord que c’était quelque caractère national dont il était resté encore l’usage parmi les soldats gaulois qui servaient dans les troupes romaines », en se fondant sur ses échanges avec le celtisant Jacques Le Brigant (1720-1804), il se borne désormais à y voir « un caractère cursif rustique », sans vouloir conjecturer davantage parce que « cette écriture ne ressemble en rien à quelque espèce de cursive dont on ait connaissance ».
Ce n’est qu’en février 1783 que Séguier finit par expédier la dissertation et ses dessins [2]. Le père Janin a désormais en main tous les éléments pour mettre en chantier l’ouvrage qu’il médite. Il doit rassembler, outre cinq planches [3], la dissertation de Séguier, ainsi que « la critique de l’abbé du Ternay ». Il n’achève toutefois le manuscrit qu’en 1789, mais le début « des troubles » renvoie l’impression à des temps plus favorables [4]. L’ouvrage ne devait malheureusement jamais voir le jour.
Ayant perdu tous ses revenus, l’augustin doit en effet se résoudre dès 1791, en vain, à se séparer des tablettes de bronze, mais aussi des planches et des textes qui devaient composer le livre [5]. L’abbé François Tabard (1746-1821), bibliothécaire de la ville, parvient par la suite à acquérir une partie des papiers de l’ex-provincial des augustins, guillotiné à Lyon en 1794. On a alors perdu toute trace des tablettes de bronze. Les manuscrits du père Janin sont ensuite rachetés en 1821 par le pharmacien bibliophile Antoine Barre (1787-1852) [6]. C’est ce dernier, par l’intermédiaire d’Ambroise Comarmond (1786-1857), conservateur du musée archéologique, qui les communique au comte Carlo Baudi di Vesme (1809-1877), éminent juriste et antiquaire Turinois. Le matériau rassemblé par Janin, dont la dissertation de Séguier, est finalement publié en 1849 [7] dans l’important travail que le comte consacre au diplôme militaire.
La restitution du texte original, tirée des fragments originaux par Séguier, avait pour sa part largement circulé depuis les années 1780. Elle est en effet publiée pour la première fois dès 1786 par l’abbé Giovanni Cristofano Amaduzzi (1740-1792), dans les Novelle letterarie. Le texte est ensuite repris par l’abbé Gaetano Marini en 1795, par Giuseppe Vernazza en 1817 et surtout par Clemente Cardinal en 1835.
Plusieurs copies de la dissertation de Séguier semblent de leur côté avoir circulées à partir de 1783. La seule qui est conservée est celle de l’abbé Campion de Tersan (1737-1819), qui la communiqua à François Artaud (1767-1838), un élève de Pierre Schneyder, qui devint par la suite directeur du musée des Beaux-Arts de Lyon. Les fonds Séguier, conservés à la bibliothèque municipale de Nîmes, abritent le brouillon du texte, fortement corrigé et surchargé, dont l’état final ne diffère que peu de celui que Baudi di Vesme publia.
La Dissertation sur le congé militaire de Gordien se rajoute ainsi à la longue liste des occasions manquées qui jalonnent la carrière savante de Séguier.
[1] Bibl. mun. de Nîmes, ms. 111, ms. 129 (lettres relatives au diplôme militaire) et ms 145.
[2] Le brouillon est conservé. Bibl. mun. de Nîmes, ms 129. Copie de la dissertation sur le congé militaire de Gordien et envoyé au P. Janin, mis ensuite au net et envoyé au commencement de l’année 1783.
[3] Dont la gravure lui coûte 115 livres.
[4] Voir Alphonse de Boissieu, Inscriptions antiques de Lyon, Lyon, 1846 et Ambroise Comarmond, Description du Musée lapidaire de la ville de Lyon, Lyon, 1854.
[5] Il propose le tout au chanoine Francisco Perez Bayer (1711-1794), bibliothécaire en chef de la Bibliothèque du palais royal de Madrid.
[6] Pharmacien, bibliophile et numismate, passionné de minéralogie, il fut sous archiviste de la bibliothèque municipale de Lyon de 1848 à 1852.
[7] Carlo Baudi di Vesme, In Diploma Militare imperatoris Gordiani Pii, Turin, 1849.