Séguier et la correspondance de Peiresc
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Les fonds Séguier de la bibliothèque municipale de Nîmes contiennent deux recueils de copies de lettres adressées et réceptionnées par Nicolas-Claude Fabri de Peiresc durant toute sa carrière savante. Le premier, de grand format, composé de 313 feuillets, est formé par un ensemble de lettres en italien (Nicolo Alemanni, Girolamo Aleandro, Paolo Gualdo, Lelio Pasqualini, Lorenzo Pignoria, Pietro della Valle, Marco Velsero pour ne citer que les principaux correspondants). De grand format, il est retranscrit avec grand soin, de la main même de Séguier [1]. Les lettres sont classées par ordre des patronymes et par ordre chronologique. Une série de notes, dont un précieux catalogue par scripteurs, occupe les dernières pages.
Le second volume contient pour sa part 425 feuillets de plus petit format [2]. Moins soigné dans la forme que le précédent, il n’a pas été entièrement recopié par Séguier : on distingue au moins deux autres écritures, alternées sans logique apparente. Il est composé de lettres entières, en français et en latin, mais aussi d’extraits et parfois de résumés (Gabriel de l’Aubespine, Boniface Borrilly, les frères Dupuy, y côtoient Pierre Gassendi, Claude Saumaise, le père Sirmond, pour ne citer que les correspondants les plus notables). À la suite, sont retranscrites en latin celles de Lukas Holste (Holstenius), de John Selden ou de l’évêque de Vaison, Joseph Maria Suarez, pour ne s’en tenir qu’aux plus nombreuses.
Comment Séguier parvint-il à mettre la main sur une telle « collection », pour reprendre sa propre terminologie ? À la mort de Peiresc, en 1637, l’essentiel de la bibliothèque et des papiers – à l’exception de legs particuliers [3] – était resté dans les mains de Palamède Fabri de Valavez, son frère. L’ensemble passa à sa mort, en 1645, à son fils Claude Fabri, baron de Rians, qui vendit en 1647 une grande partie des manuscrits anciens à Mazarin par l’intermédiaire de Gabriel Naudé [4]. Les « papiers littéraires » restèrent quant à eux dans la famille, à l’exception des deux volumes (XLI et LX de la collection Dupuy) acquis par Naudé. Ismaël Boulliau (1605-1699) récupéra par la suite dix registres de correspondance [5], pendant qu’un nombre indéfini de liasses gagnait la bibliothèque de l’apothicaire Toussaint Lauthier [6]. Le gros des papiers Peiresc fut mis en vente à Paris, mais il ne trouva pas preneur et les fonds subsistants regagnèrent Aix vers 1660.
Louis Thomassin de Mazaugues (1647-1712), qui épousa en 1676 une nièce de Peiresc, s’efforça alors d’acquérir entre la fin des années 1660 et 1694 la majeure partie des registres subsistants. Henri-Joseph, président au Parlement d’Aix, son fils, poursuivit cette entreprise de longue haleine. Le catalogue qu’il fit parvenir à Bernard de Montfaucon en 1735, publié en 1738 dans la Bibliothecae Bibliothecarum Manuscriptorium, mentionne 88 volumes de manuscrits [7]. À cette date, 44 autres registres demeuraient dans d’autres mains : 27 appartenaient notamment à Jacques de Gaufridy, baron de Trets. Le président de Mazaugues put en acquérir 21 auprès des héritiers de ce dernier, ainsi que les manuscrits Lauthier, vendus par l’abbé Lauthier. La correspondance, essentiellement passive, occupait une place de choix dans cet ensemble.
Les Mazaugues, qui envisageaient d’en publier une partie, sélectionnèrent puis retranscrire près de 1 600 lettres qui formaient dans les années 1720 la valeur de 3 gros volumes in 4°. La parution annoncée en 1724 dans les Nouvelles littéraires d’un recueil de « lettres choisies » ne fut cependant pas suivie d’effet, les négociations qu’avait menées Mazaugues avec un libraire de la Haye n’ayant en fait pu aboutir [8]. Un tel projet n’avait rien d’incongru à cette date : il s’inscrivait dans une dynamique encore favorable à l’édition des grands corpus épistolaires, qui s’étaient multipliés au xviie siècle [9]. Joseph Bimard de la Bastie tenta vers 1735 de relancer l’entreprise à partir des copies que Camille Falconet avait pu tirer de ces recueils Mazaugues, mais il ne put accéder ni aux recueils de copies, ni aux originaux, malgré les liens qui l’unissaient au Président. La disparition soudaine de ce dernier en 1743 mit quoi qu’il en soit un terme définitif à ce premier projet d’édition. Son frère, Joseph Thomassin de Bargemon, vendit en 1745 à Dom Malachie d’Inguimbert la plus grande partie de la bibliothèque. Les papiers Peiresc, détenus alors par Henri-Joseph-Gabriel, comte de Trimond, le neveu de Mazaugues, furent vendus au prélat deux ans plus tard. Les documents originaux gagnèrent ainsi l’Inguimbertine, devenue bibliothèque publique en 1745. L’accès aux lettres, malgré le caractère de l’institution, n’en devint cependant guère plus aisé, car les copies extensives n’étaient pas autorisées [10].
Si Séguier avait connu la bibliothèque Mazaugues en 1732, ce n’est qu’après son retour à Nîmes qu’il s’intéresse vraiment aux papiers Peiresc, quand il commence à travailler au déchiffrement de l’inscription de la Maison Carrée. Il s’efforce dans un premier temps de localiser les recueils de copies. La plupart de ses contemporains pensent qu’ils ont été vendus à 1747, à commencer par le comte de Trimond lui-même. La masse des « papiers littéraires » du président de Mazaugues avait en fait été répartie en deux lots en 1743 : la majeure partie était restée dans les mains du comte, l’autre, dont les recueils de copies, avait été donnée « à mademoiselle de Trimond, sa sœur [11] ». Celle-ci céda par la suite ce qu’elle possédait à un de ses parents, Daniel Victor de Trimond, (1745-1813), conseiller au Parlement d’Aix entre 1767 et 1771, qui appartenait à la branche languedocienne de la famille [12]. Or, Séguier connaissait fort bien le père de ce dernier. Il avait pendant longtemps vécu à Nîmes, où cette branche de la famille avait fait souche au xviie siècle en occupant charges consulaires, offices et canonicats.
Séguier finit donc par mettre la main sur ces papiers en 1770 [13], date à laquelle le recueil lui est confié, avec d’autres manuscrits, essentiellement des copies d’ouvrages rares de la main du président de Mazaugues. Autorisé à tirer tout ce qui pourrait être utile à ses travaux, il réalise alors une copie des lettres de et à Peiresc : c’est celle qui correspond aux deux volumes de la bibliothèque municipale de Nîmes. Il ne retranscrit visiblement pas la totalité de ce qui lui a été prêté, opérant un choix, d’autant qu’il est visiblement pressé par le temps, ce qui expliquerait l’écriture à plusieurs mains du ms 123. Il établit également un catalogue par scripteur des lettres qu’il possède, qu’il s’efforcera par la suite d’enrichir, au moins jusqu’en 1779.
Au moment où il met la main sur la « collection », il est de toute évidence très conscient de l’exceptionnelle valeur de ce qu’il a enfin en main, qui contient « une infinité de choses curieuses et intéressantes ». Il envisage très tôt une éventuelle publication, comme il l’écrit à Jules-François Fauris de Saint-Vincent dès janvier 1772. Il est toutefois conscient de la nécessité qu’il y a à revoir la transcription des lettres italiennes, qu’il juge fautive, ce qui explique peut-être le soin particulier apporté à la réalisation du ms 137. En 1774, Séguier est en tout cas suffisamment avancé dans ses travaux pour s’adresser au commissionnaire de la maison de Tournes, Étienne Piestre, lors de son passage à Nîmes [14]. Samuel de Tournes malheureusement doit décliner l’offre [15]. L’édition des Opera omnia de Leibniz, qu’il a réalisées en 1768, n’a pas été un succès et les grands recueils de correspondance deviennent difficiles à écouler, à une époque où ils se raréfient en dehors du monde germanique. Séguier ne semble pas avoir sollicité d’autres libraires-imprimeurs.
Daniel-Victor de Trimond, devenu maître des requêtes en 1772, prend alors la décision de se séparer des manuscrits Mazaugues. Séguier acquiert peut-être à cette occasion deux des registres de correspondance subsistants du président, avec qui il avait échangé dans les années 1730, ce qui expliquerait leur présence dans les fonds nîmois [16]. Le propriétaire ne veut pas toutefois les céder à moins de 50 louis, souhaitant prospecter auprès du duc de La Vallière, du marquis de Paulmy et de Jérôme -Frédéric Bignon pour les faire acquérir par la Bibliothèque du roi. Il demande donc à Séguier de « faire brocher [...] en carton toutes les feuilles selon l’ordre que vous y avez mis », tout en dressant « un petit prospectus dans vos moments de loisir » afin d’en faciliter la vente. Séguier s’exécute, mais ne cache rien au vendeur des difficultés qui l’attendent. « Je vois, écrit Daniel-Victor de Trimond en janvier 1775, par ce que vous m’en dites que ce recueil est en quelques façons précieux sans l’être et que son mérite n’est autre que d’être une copie imparfaite, mais cependant considérable et peut être unique de la vraie collection qui est à Carpentras ».
Séguier, ayant accompli sa besogne, finit donc par envoyer la caisse à Paris en septembre 1775. Les recueils, comme il l’avait pressenti, ne trouvent pas preneur : ils sont encore à la veille de la Révolution dans les mains du maître des requêtes, devenu en 1783 intendant de la généralité de Montauban. C’est durant l’année 1789 qu’ils sont confiés (dans l’espoir de les vendre ?) à l’abbé Barthélemy Mercier de Saint-Léger (1734-1799), qui les possède encore en 1796 [17]. À sa mort de ce dernier, en 1799, Aubin-Louis Millin s’efforce de les acquérir pour Jules-François Fauris de Saint-Vincens : en vain. Les recueils sont achetés par un libraire qui les revend à l’abbé Guillon, « chanoine honoraire de l’église de Paris ». En 1803, ils passent enfin entre les mains de Fauris de Saint-Vincens. L’ensemble des recueils Mazaugues et des lettres, copies ou originaux, qu’il avait rassemblé, est alors relié et forme depuis 1821 des 15 volumes de la correspondance Peiresc (des copies pour l’essentiel) conservés à la Bibliothèque Méjanes d’Aix [18].
Séguier, pour sa part, continue à s’intéresser à la correspondance de Peiresc. La possession d’un tel trésor, convoité par nombre d’antiquaires, au-delà des données factuelles qu’il en tire, contribue à son renom et renforce une réputation déjà bien établie. La liste chronologique par auteur qu’il a constituée suscite bien des convoitises, car elle permet de mieux cerner le contenu d’une correspondance qui bénéficie à cette date d’une aura peu commune (La biographie de Peiresc par Requier paraît en 1770). Informé de son existence par le baron de Sainte-Croix, Joseph-Dominique de Saint-Véran, bibliothécaire de l’Inguimbertine depuis 1756, n’hésite donc pas à solliciter le savant nîmois par l’intermédiaire d’Esprit Calvet. Il cherche alors à éditer les lettres d’Holstenius, dont une partie seulement est conservée à Carpentras. Naît dès lors une correspondance suivie, nourrie d’échanges fructueux. Séguier lui prête son recueil dès 1777. Par l’intermédiaire du père Gabriel Fabricy, dominicain, théologien de la bibliothèque Casanatense, il lui obtient d’autres lettres d’Holstenius qu’il débusque à la Vaticane, avant de mettre la main sur 14 autres de Peiresc à ce dernier, dont il fait réaliser, non sans mal, des copies à la Barberine en 1779. La même année, il fait recopier le contenu du testament du bibliothécaire de la Vaticane à partir d’un manuscrit de la Minerve. Séguier forme dès lors pour son propre usage un troisième recueil, « réuni en portefeuille » : il s’agit de l’actuel manuscrit 247, contenant 146 feuillets, qui rassemble toutes les copies romaines. Il parvient aussi à mettre Saint-Véran en relation, par l’intermédiaire du président de Miguieu, avec Marc-Antoine Chartraire de Bourbonne, héritier du président Bouhier, qui avait lui aussi formé un recueil de lettres d’Holstenius. Le manuscrit de l’abbé de Saint-Véran, auquel Séguier a tant contribué, s’il semble achevé en juillet 1784, ne sera pourtant imprimé que partiellement en 1809[19].
[1] Recueil Séguier n° 13, devenu ms 131.
[2] Recueil Séguier n° 12, devenu ms 123.
[3] Philippe Tamizey de La Roque, « Le testament de Peiresc », Annales du midi, 1889, 1-1, p. 35-46.
[4] Ils intégrèrent par la suite, en 1668, la Bibliothèque du Roi. Francis W. Gravit, The Peiresc papers, University of Michigan Press, Ann Arbor, 1950.
[5] Acquis avant 1799 par la bibliothèque nationale. BnF, fr, 9535-9544.
[6] Les 7 à 10 volumes acquis par Honoré Sibon, trésorier général de France en la généralité de Provence, ne contenaient pas de correspondances.
[7] Elena Vaiani, « Un correspondant du passé. Les manuscrits de Nicolas Fabri de Peiresc », Véronique Krings, L’Antiquité expliquée et représentée en figures de Bernard de Montfaucon. Histoire d'un livre, Bordeaux, Ausonius, 2021, t. I, p. 151-189.
[8] Joseph Bimard de la Bastie, désireux de relancer l’entreprise, finit de son côté par proposer ses services au Président, mais en vain. Nouveaux mémoires de littérature et d’histoire, 1753.
[9] Emmanuelle Chapron, Jean Boutier, « Utiliser, Archiver, éditer. Usages savants de la correspondance en Europe xviie-xviiie siècles. », Utiliser, Archiver, Éditer. Usages savants de la correspondance en Europe, xviie-xviiie siècles, Bibliothèque de l'école des chartes, 2013, 171, p. 7-49.
[10] Jean-François Delmas, L’Inguimbertine, maison des muses, Paris, N. Chaucun, 2008, p. 42.
[11] Marie-Élisabeth de Trimond (1720-1778) ou Susanne-Delphine (1723-1768)
[12] Jules-François Fauris de Saint-Vincens, Correspondance inédite de Peiresc avec Jérôme Aléandre, publiée en 1819,
[13] BnF, NAF 1893. Lettre à Fauris de Saint-Vincens, janvier 1772.
[14] BMN, ms 312.
[15] Aubin-Louis Millin, Voyages dans les départements du Midi de la France, Paris, 1811 ; t. IV, p. 271.
[16] Notamment les recueils de correspondance. BMN ms. 151 à 153. Ces recueils proviennent des fonds Séguier originels (ms n° 30). Arch. dép. du Gard, 4 T 18.
[17] Barthélemy Mercier de Saint-Léger, “Mélanges au citoyen A. L. Millin », Le Magasin encyclopédique, 1796, t. IV, p. 246-255.
[18] BM d’Aix-en-Provence, ms 201-215.
[19] Luca Holstenii viri clarissimi epistolæ, publiées par Agricol-Joseph Fortia d’Urban, Plan d’un atlas historique portatif, Paris, 1809, p. 270-337.