Mémoire, oubli et renouveau
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La disparition de Jean-François Séguier, le 1er septembre 1784, suscite un sincère courant d’émotion, tant dans la cité qu’au sein du monde savant. Perclus de rhumatisme, au point de devoir dicter ses lettres, ayant quasiment perdu l’usage de la vue au début de l’année 1784, il ne sortait pourtant plus guère de l’hôtel-musée, la « maison des sciences » du faubourg des Carmes. Comme l’écrit le Père Dumont à Jean Razoux, secrétaire perpétuel de l’Académie de Nîmes, en janvier 1785, « sa mémoire est chère aux savants », se félicitant « d’avoir eu la consolation de le connaître et d’admirer sa douceur, sa probité, sa religion, sa modestie et ses vastes connaissances [1] ». Ces propos, condensés, peuvent résumer à eux seuls l’ensemble des témoignages recueillis, qui, conformes aux lois du genre, transcendant les générations, louent alors autant les lumières et l’érudition que les indéniables vertus du personnage.
La première notice nécrologique qui parait peu après la mort de Séguier est rédigée par François-Antoine Boissy-d’Anglas (1753-1826), en tant que membre de l’Académie de Nîmes. Elle est publiée dans le numéro du 10 octobre 1784 du Journal de Paris [2]. Succincte, emplie d’approximations, elle insiste essentiellement sur la découverte de l’inscription de la Maison Carrée et sur l’index des inscriptions, tout en louant les qualités morales de l’homme, prompt « à dissiper l’ignorance et l’infortune ». Il publiera par ailleurs, dans la réédition de sa notice de 1825, les vers qu’il avait alors composés et qui avaient circulé jusqu’ici sous forme manuscrite.
Ce sont cependant les Anecdotes sur la vie privée de M. Séguier, composées par l’académicien nîmois Jean-César Vincens (1755-1801), qui contribuent le plus à façonner l’image « canonique » du défunt. Lues par l’abbé Antoine-Félix de Leyris d’Esponchez (1750-1801), lors d’une séance publique de l’Académie de Nîmes en janvier 1785, elles semblent avoir été largement diffusées, bien que restées à l’état de manuscrit. Vincens, associé, puis académicien de Nîmes à partir de 1783, tout comme son père, a beaucoup côtoyé Séguier dans les dernières années de son existence, réalisant sous la dictée en 1784 le catalogue d’une partie des collections. Il a donc pu obtenir la plupart de ses informations de première main, sans pouvoir toujours échapper à la rumeur et à l’on-dit. Son texte, dans le goût du siècle, est ainsi à l’origine de toute une série d’anecdotes édifiantes, passablement embellies, mais aussi de quelques inexactitudes tenaces qui perdureront d’écrit en écrit.
L’éloge que prononce Bon-Joseph Dacier le 17 novembre 1785, devant l’Académie des inscriptions et belles-lettres, emprunte très largement aux Anecdotes, y compris dans la structure du récit, en y introduisant malheureusement quelques confusions et quelques erreurs chronologiques. La plupart des anecdotes de Vincens sont reprises également dans l’éloge qu’Étienne Hyacinthe de Ratte (1722-1805) rédige, puis prononce le 15 février 1786 devant la Société royale des Sciences de Montpellier, dont Séguier était associé libre [3]. Ces éloges académiques, imprimés seulement sous l’Empire [4], contribuent largement à diffuser la substance des Anecdotes.
Moins abondamment utilisées dans les notices biographiques ultérieures, les quelques pages que l’abbé Aimé-Henri Paulian (1722-1801) consacre à Séguier dans le supplément de 1787 de son Dictionnaire de physique [5], si elles reprennent en grande partie les historiettes de Vincens (il était présent en 1785 lors de la lecture publique du texte), apportent pourtant des éléments inédits. L’abbé, qui connaît bien Séguier avec lequel il confère régulièrement, insiste notamment sur la profondeur de la foi chrétienne du savant, qui n’est guère évoquée dans les éloges académiques.
Rares sont en fait les textes qui ne puisent pas dans les Anecdotes de Vincens. La notice tardive que rédige le médecin avignonnais Esprit Clavet (1728-1810) [6], restée à l’état de manuscrit, recèle quelques erreurs, mais le contenu est du plus haut intérêt tant il tient peu compte des règles implicites de l’éloge. S’il met Séguier, qu’il avait bien connu et avec qui il avait longuement correspondu, « au rang des plus grands hommes de la France », il reconnaît pourtant, avec une rare franchise, que « ses lettres [n’étaient] point ornées », connaissant « trop de langues pour écrire élégamment en français ». On retrouve un souci analogue d’objectivité et de mise à distance du sujet dans le 4e tome des Voyages dans les départements du midi de la France d’Aubin-Louis Millin de Grandmaison (1758-1818) [7]. C’est un des premiers écrits publics de grande diffusion à attirer l’attention sur la valeur exceptionnelle des fonds conservés.
Avec le temps, le souvenir de Séguier commence à se distendre puis à s’estomper. Barthélemy Faujas de Saint-Fons (1741-1819), au soir de son existence, lui rend un hommage appuyé en se remémorant l’aide que le savant lui avait généreusement apportée alors qu’il préparait son édition des œuvres de Palissy [8]. La duchesse d’Arbantés, en 1831, l’évoque pour sa part à travers le souvenir que lui en avait légué son père, Charles-Martin Permon, qui avait reçu de Séguier un exemplaire des Plantae Veronense [9].
Bien présent dans tous les grands dictionnaires biographiques du xixe siècle (Biographie universelle de Feller, Biographie universelle de Michaud, Nouvelle Biographie générale de Hoefer, mais aussi Dictionnaire général de biographie et d’histoire de Dezobry et Bachelet) les références à ses écrits se recentrent désormais autour de ses travaux d’antiquaire. La polémique qui oppose Auguste Pelet (1785-1865), soutenu par Prosper Mérimée, à Jean-François-Aimé Perrot (1790-1867) [10] au sujet de la datation de la Maison Carée le remet un temps au devant de la scène, d’autant que sa restitution finit par être communément admise à la fin du siècle. Il demeure avant tout chez maints savants l’auteur de l’Index des inscriptions, transféré à la bibliothèque impériale par Chardon de la Rochette en 1803.
En 1860, Ernest Desjardins, dans la notice biographique qu’il consacre à Bartolomeo Borghesi [11], un des pères de l’épigraphie moderne, insiste notamment sur l’importance, sans équivalent à ses yeux, du travail accompli par le savant nîmois, même s’il déplore le classement par ordre alphabétique employé. Noël de la Blanchère, dans son Histoire de l’épigraphie romaine en 1882, abonde dans le même sens, en soulignant la monumentalité de l’index de Séguier, « document précieux pour la construction d’un corpus ». Otto Hirschfeld, dans la préface du volume XII du CIL en 1888, lui rend notamment un hommage particulièrement appuyé. Les grands recueils d’inscription de Narbonnaise de la fin du siècle (Volume XV de l’édition Privat de l’Histoire générale de Languedoc en 1892, Inscriptions antiques de Nîmes des Germer-Durand et d’Auguste Almer en 1893), qui utilisent aussi abondamment les fonds Séguier, contribuent par la suite à renouveler la mémoire du précurseur, sur fond de rivalité franco-allemande.
Une grande partie de l’œuvre demeure cependant dans l’ombre. Quelle valeur peut-on accorder alors aux travaux d’un botaniste adepte des classifications prélinnéennes ? Ses travaux d’Histoire naturelle semblent de fait bien oubliés. Seul l’article que Gaston Boissier (1823-1908) lui consacre en 1871 dans la Revue des Deux-Mondes le tire du relatif oubli dans lequel il est alors tombé. Boissier ne voit toutefois en Séguier qu’« un de ces esprits de second ordre, sages, laborieux, utiles, qui servent la science sans bruit... qui aident à son progrès général ». Il insiste néanmoins, comme l’avait fait Millin en 1804, sur l’exceptionnelle richesse des fonds conservés et sur l’étendue de la correspondance, dont il souligne l’importance.
Il faut attendre les années 1980 pour voir paraître des travaux d’envergure, en pleine affirmation de l’histoire culturelle. L’ouvrage d’Elio Mosele, en 1981 [12], les actes du colloque de 1985 dont l’article pionnier de Daniel Roche [13], remettent la figure de Séguier en selle. Les travaux dès lors se multiplient, y compris dans le domaine de l’histoire des sciences. Les écrits de Jean Gaudant [14] ou de Samuel Cordier [15], pour les sciences naturelles, ceux de Claude Nicolet [16] et surtout de Michel Christol [17], pour l’épigraphie, ont permis depuis de mieux cerner son apport scientifique dans les disciplines où il excella, même si une part non négligeable de son œuvre – la numismatique notamment – demeure encore à explorer [18].
L’organisation puis la parution des actes du colloque de 2003 [19], à l’initiative duquel se trouve Christiane Lassalle, est suivie de la naissance de l’éphémère Institut Jean-François Séguier, présidé par Gabriel Audisio. C’est dans ce cadre qu’est mise en chantier l’édition de la correspondance en partenariat avec la Bibliothèque de Nîmes et l’Université d’Aix-Marseillle. Débutée en 2010, elle est aujourd’hui en voie d’achèvement, alors que paraissent des travaux consacrés à Séguier davantage recentrés sur la circulation savante, sur la matérialité des savoirs et sur la construction même des fonds.
[1] Archives de l’Académie de Nîmes.
[2] Elle est reprise in extenso dans Les études littéraires et poétiques d’un vieillard ou recueil de divers écrits en vers et en prose, Paris, Kleffer, 1825, tome 2.
[3] Journal des Savants, 1786.
[4] Éloges des académiciens de Montpellier recueillis, abrégés et publiés par M. le baron des Genettes pour servir à l'histoire des sciences dans le dix-huitième siècle, Paris, Bossange et Masson, 1811. Histoire de l’académie royale des inscriptions et belles-lettres, avec Les Mémoires de littérature tirés des registres de cette Académie, depuis l’année MDCCLXXXIV 8, Paris, 1809, tome 47.
[5] Dictionnaire des nouvelles découvertes faites en physique pour servir de supplément aux différentes éditions, Nîmes, Gaude, 1787, p. 326 et seq. [repris dans l’édition de 1789 du Dictionnaire]
[6] Avignon, Bibliothèque municipale Ceccano, ms 2364, fol. 1-2.
[7] Aubin-Louis Millin, Voyages dans les départements du midi de la France, Paris, Imprimerie impériale, 1807-1811, 4 vol., t. 4, ch. cxiv, p. 280 et seq.
[8] Mémoires du muséum d’histoire naturelle, Paris, 1819, tome 5, p. 162 et seq.
[9] Mémoires de Madame la duchesse d’Arbantès. Souvenirs historiques sur Napoléon, la Révolution, le Directoire, le Consulat, l’Empire et la Restauration, Paris, Garnier, 1831, t. 1, p. 72-73.
[10] Pelet, soutenu par Mérimée, contestait la lecture de Séguier et proposait une datation plus tardive, à une époque où Nîmes tendait à s’identifier à la cité des Antonins. Perrot réfuta ses arguments, notamment en 1844 à l’occasion de la 12e session du Congrès scientifique de France. Mémoire sur l’inscription de la Maison Carrée, pour réfuter les erreurs du Compte-rendu des travaux de la Section d’archéologie du Congrès tenu à Nismes en 1844, Nîmes, 1846.
[11] Ernest Desjardins, Notice historique et bibliographique sur Bartolomeo Borghesi, Paris, 1860.
[12] Elio Mosele, Un accademico francese del Settecento e la sua biblioteca. Jean François Séguier, 1703-1784, Libreria Universitariae Editrice, Verona, 1981.
[13] Daniel Roche, « Correspondants et visiteurs de Jean-François Séguier », in Elio Mosele (dir), Un accademico dei Lumi fra due città : Verona e Nîmes, Vérone, Università degli Studi di Verona, 1987, p. 33-49, repris dans Daniel Roche, Les Républicains des lettres : gens de culture et Lumières au xviiie siècle, Paris, Fayard, 1988
[14] Jean Gaudan, « Les poissons pétrifiés du Monte Bolca et leur influence sur les théories de la Terre au milieu du Siècle des lumières d’après un manuscrit inachevé de Jean-François Séguier », Bulletin de la société de Géologie française, 1997, n° 5, p. 675-683. Voir aussi Jean Gaudant, « Jean-François Séguier (1703-1784), premier historiographe de la paléontologie », Comptes rendus Palevol, vol. 4, n° 3, p. 295-310.
[15] Samuel Cordier, Tendance et particularisme des collections provinciales au siècle des Lumières : l’exemple du Nîmois Jean-François Séguier, thèse sous la direction de Michel van Praët, Paris, Museum Nationale d’Histoire Naturelle, 2005 ; Samuel Cordier, « Séguier, un botaniste dans son temps », in G. Audisio et F. Pugnière, Jean-François Séguier..., op. cit., p. 61-76.
[16] Claude Nicolet, « Le véritable projet de Jean-François Séguier », in Alla signora, Mélanges offerts à Noëlle de la Blanchardière, Collection de l’École française de Rome, 204, Rome, 1995, p. 311-328 ; Claude Nicolet, « L’épigraphie à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres au temps de Jean-François Séguier », in M. Christol et O. Masson, Actes du Xe Congrès international d’épigraphie grecque et latine, Nîmes, 1992, Paris, 1997, p. 25-32.
[17] Dominique Darde et Michel Christol, La collection Séguier au Musée archéologique, Cahiers des musées et monuments, n° 12, Nîmes, 2003 ; Michel Christol, « Jean-François Séguier et l’épigraphie », Bulletin de l’École antique de Nîmes, 26, 2006, p. 3-16.
[18] C’est le cas de son médaillier et plus globalement de son approche de la numismatique.
[19] Gabriel Audisio et François Pugnière, Jean-François Séguier, un Nîmois dans l’Europe des Lumières, Aix, Edisud, 2005.