Le bout de bois pétrifié

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Contrairement à certains cabinets parisiens, celui de Séguier n’est pas, ou rarement le lieu de démonstrations naturalistes. Les collections ne s’y prêtent guère, à l’exception de quelques morceaux singuliers, comme ce morceau de bois « dont un côté était pétrifié et l’autre brûlait encore », que l’abbé Nicolas-Antoine Gruel peut admirer à son passage à Nîmes en 1767.
L’abbé est un proche de la famille parlementaire des Bandeville, qui ont constitué un beau cabinet d’histoire naturelle. Le président Pierre-François Doublet de Bandeville est mort en 1761, laissant la propriété du cabinet à l’abbé et la jouissance viagère à sa veuve Marie-Anne Bigot, la présidente de Bandeville1. Installé dans l’hôtel parisien du quai Malaquais, décrit dans la Conchyliologie de Dezallier d’Argenville, le cabinet des Bandeville a pignon sur rue. Favorablement impressionné par les fossiles de Séguier, l’abbé Gruel lui envoie dès son retour à Paris une noix et un crabe pétrifiés, demandant en échange une térébratule fossile et un morceau de cet étrange morceau de bois2.
Séguier satisfait à cette demande et la réponse de l’abbé Gruel témoigne de la manière dont la translation d’un objet d’un cabinet à l’autre affecte profondément sa signification. La présidente, écrit-il quelques semaines plus tard, est très reconnaissante de cet envoi : « Le morceau de bois surtout lui fait d’autant plus de plaisir qu’il sera une démonstration physique pour tous les incrédules qui ne veulent pas ajouter foi au bois pétrifié ». Dans l’espace mondain, le morceau de bois devient spectaculaire. À cette époque, comme les coquilles, le bois pétrifié est un « objet frontière »3. À la fois artefact et objet naturel, il est présent dans les collections mais aussi dans les intérieurs sous la forme de vases (comme ceux, exceptionnels conservés au musée Nissim de Camondo), coffrets ou dessus-de-table : Marie-Antoinette en possède toute une collection dans ses appartements royaux.
Mais le geste de Séguier trouble autant qu’il plait. La présidente « est très fâchée que vous vous priviez de ce morceau avant que d’avoir reçu celui que vous attendez. Si elle n’était pas persuadée de vos connaissances très étendues dans cette étude comme dans bien d’autres, et si je ne l’avais pas bien assurée de votre goût pour l’histoire naturelle, elle aurait douté que vous fussiez vraiment curieux ; car les curieux se privent difficilement de la jouissance »4.
Les commentaires de l’abbé témoignent des codes implicites à l’œuvre dans le milieu des collectionneurs, pour qui l’échange est une transaction dans laquelle les deux individus manifestent leur expertise. Un déséquilibre trop grand entre les spécimens reçus et envoyés est gênant, soit qu’il mette celui qui reçoit en position trop accentuée de débiteur, soit qu’il jette le doute sur les compétences de celui qui envoie. Le fait que Séguier accepte de se priver d’un spécimen aussi rare et aussi socialement valorisable que ce bout de bois fossile crée une sorte de flottement dans les relations entre les correspondants. La difficulté de la présidente de Bandeville à interpréter le geste de Séguier tient sans doute aux écarts culturels et sociaux qui peuvent exister dans les pratiques de la collection entre l’aristocratie parisienne, amatrice de morceaux spectaculaires, et un savant provincial plus soucieux de compléter des séries représentatives.
On a perdu la trace de ce bout de bois : le cabinet passe en 1792 à l’abbé Gruel, puis est racheté par le prince Masséna qui se défait ensuite de sa partie conchyliologique en faveur de Benjamin Delessert.

[1] F. Thiébaud, « Une femme collectionneuse au XVIIIe siècle. Marie-Anne Catherine Bigot de Graveron, présidente de Bandeville », Bulletin de la société historique et archéologique de l’Essonne et du Hurepoix, 88, 2018, p. 19-33.
[2] BNF, ms. NAF 6568, fol. 29, N. A. Gruel, Paris, 1er avril 1767.
[3] Charlotte Guichard, « La coquille au XVIIIe siècle : un objet frontière ? », Techniques & culture, 59, 2012, p. 150-163.
[4] Ibid., fol. 31, N. A. Gruel, Paris, 29 avril 1767.

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Période concernée

1755-1784

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Emmanuelle Chapron. Le bout de bois pétrifié, dans Matières à penser Jean-François Séguier (1703-1784), consulté le 4 Février 2025, https://kaleidomed-mmsh.cnrs.fr/s/vie-savante/ark:/67375/7Q9Hm8GSwFQZ

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