Un catalogue domestique
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En 1760, Séguier dresse le catalogue de sa bibliothèque. C’est un registre d’environ 350 pages, intitulé Catalogue des livres de J. François Séguier en 1760 [et années suivantes], riche de près de 7000 titres. L’objet appartient à la famille des catalogues domestiques, rédigés par le propriétaire des livres pour son usage personnel, un type d’outil qui se généralise au XVIIIe siècle1. Le titre en est très sobre, avec un effet de distanciation lié à l’utilisation du nom propre.
À ce moment, quatre ans après son retour de Vérone, Séguier est installé dans un appartement de l’hôtel Boileau de Castelnau, dans la Grand-Rue. Le catalogue est à la fois un état des lieux à une date donnée, celle de 1760, et un outil d’enregistrement des nouvelles acquisitions. La mention des « années suivantes » a été ajoutée postérieurement sous le titre, mais le catalogue semble avoir été d’emblée conçu pour intégrer les nouvelles entrées. Les pages sont organisées en deux colonnes, dont celle de gauche est rédigée en continu et celle de droite sert aux ajouts, dans une logique inverse aux papiers de travail où les corrections et amendements sont le plus souvent portés sur la gauche de la colonne de texte. Ainsi, le catalogue fait les comptes avec le passé et se projette vers l’avenir, comme sans doute Séguier à cette époque-là de sa vie.
Dans la province, la collection se distingue par sa richesse. Avec ses 7000 titres, elle n’entre pas en concurrence avec celles des élites sociales bibliophiles comme le marquis d’Aubais (25 000 volumes) ou le marquis de Méjanes (80 000 volumes), mais elle est nettement supérieure à celle des autres savants méridionaux. Elle se signale aussi par son profil intellectuel2. Comparée à d’autres collections provinciales, la bibliothèque de Séguier a un profil très européen, avec un tiers seulement d’éditions françaises, et relativement récente, avec un tiers d’œuvres publiées avant 1700. Cette particularité s’explique en partie par le long séjour à Vérone puisqu’en 1760, près de 70 % des ouvrages de la bibliothèque sont d’édition étrangère. Mais c’est encore le cas de plus de 60 % des ouvrages acquis après cette date, ce qui montre que Séguier parvient à maintenir ses canaux d’information et d’acquisition sur le long terme. Une troisième singularité est le poids du latin (plus de la moitié des éditions, 53 %), un trait fortement lié à la présence de publications savantes venue de la péninsule italienne et surtout de l’Empire, de la Hollande, de la péninsule scandinave et de Suisse sont largement latines. « Paradoxalement, écrit Elio Mosele, c’est bien le modernisme de son attitude intellectuelle, l’élargissement au-delà des confins de la France de la sphère de ses intérêts qui entraîne cette imposante présence du latin3. » Sans détailler l’analyse intellectuelle de l’ensemble, rappelons simplement la prédominance des sciences (botanique, médecine, physique et astronomie) et de l’histoire ancienne, la présence de la littérature italienne et des classiques du Grand Siècle, à défaut d’une réelle appétence pour les auteurs de son temps.
Comme beaucoup de ses contemporains, Séguier s’intéresse de près à la question des classifications et des classements, qu’il s’agisse des livres, des productions naturelles ou des médailles. Pourtant, lorsqu’il s’agit de cataloguer sa bibliothèque, il opte pour l’ordre alphabétique, comme il l’avait fait pour la Bibliotheca botanica. Ce choix a ses références : de grandes bibliothèques européennes ont procédé ainsi pour leur catalogue, à commencer par la Bodléienne d’Oxford et la Casanatense de Rome. Il implique la dissociation entre l’ordre du catalogue et celui des livres sur les étagères, qui n’étaient probablement pas disposés ainsi, même si aucun indice matériel ne permet d’aller plus loin dans la compréhension de l’organisation de l’espace. Il n’est d’ailleurs pas sûr que les livres y étaient disposés dans un ordre thématique strict. Séguier a, d’après ses contemporains, une excellente mémoire : comme d’autres savants, il est capable de se repérer sans appui dans une collection qu’il connaît intimement, de retrouver les ouvrages dont il a besoin en mobilisant la mémoire des lieux et de la contiguïté des livres. La collection est d’ailleurs de taille raisonnable, ce qui permet encore de s’y retrouver sans trop de difficultés.
Le catalogue est très proprement écrit, du moins en ce qui concerne la colonne de gauche, rédigée d’un seul tenant. Sa rédaction est forcément la dernière étape d’un travail plus long dont les phases intermédiaires ont disparu. Comme c’est souvent le cas, les ajouts portés dans la colonne de droite sont d’une graphie moins régulière. Le souci de maintenir un ordre alphabétique strict oblige Séguier à resserrer son écriture, à compacter certaines informations, à utiliser les marges supérieures et inférieures, à imaginer toutes sortes de signes de renvoi, voire à interfolier des feuilles de plus petit format entre les pages de son catalogue. Les ajouts sont d’autant plus nombreux que Séguier s’astreint à cataloguer les dissertations publiées dans les mémoires académiques. Il n’hésite pas non plus à intégrer le contenu détaillé de certains ouvrages importants, comme la composition des Amoenitates de Linné qui remplit trois pages. À ce niveau de précision, il fait de son catalogue un outil de travail très efficace.
Séguier met à part, à la fin de son catalogue, certaines collections spéciales. La série des « Petites républiques », éditées par les Elzevier à Leyde dans le deuxième tiers du XVIIe siècle, dont il fait manifestement la collection ; un ensemble de catalogues de libraires, qui constitue un précieux instrument de travaux ; ses manuscrits ; une série de cartes.
Enfin, Séguier consacre les dernières pages de son catalogue à des bibliographies thématiques. Organisées d’une manière assez lâche, avec des références allégées, elles pallient l’absence de classification méthodique pour les livres et autorisent d’autres cheminements à travers la collection. On identifie assez facilement les regroupements : Écritures saintes, histoire ecclésiastique, histoires générales et particulières, géographie, histoire littéraire. Les sciences, qui constituent une trop grande partie du catalogue, n’ont pas été reprises. Si Séguier n’a pas souhaité organiser son catalogue en suivant le système des libraires de Paris, c’est in fine à l’intérieur de cette architecture invisible qu’il pense sa collection.