Prendre le large : le Grand Tour européen (1732-1736)

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Durant plus de trois ans, Séguier accompagne le marquis dans ses pérégrinations savantes à travers l’Europe. Marquées par de nombreuses rencontres, ces années sont décisives : elles permettent au Nîmois d’élargir le champ des possibles au-delà de tout ce qu’il aurait pu espérer.
        Après un bref séjour à Montpellier, puis à Narbonne, les deux hommes prennent la route à cheval, après que Séguier réussit à arracher un difficile consentement paternel. Ils traversent la Provence jusqu’à Fréjus puis rejoignent Avignon pour remonter le Rhône. Ils atteignent Lyon le 1er janvier 1733 mais reprennent rapidement leur chemin, gagnant Dijon où ils passent quelques jours chez le président Bouhier, avant de parvenir à Paris le 23 janvier.
        Ce séjour parisien dure plus de trois ans (les deux hommes n’en repartent que le 11 mai 1736). Il est relativement bien documenté : les Fragmens de quelques notes que je fis en voyageant (Bibl. mun. Nîmes, ms. 129), ainsi que la dense correspondance que Séguier échange avec son ami Pierre Baux, permettent de reconstituer une bonne partie des rencontres savantes et de la riche activité intellectuelle qu’ils y déploient.
        Les premiers mois de présence dans la capitale s’avèrent très intenses. Les deux hommes sont reçus de toutes parts, fréquentant assidûment les salons. Maffei s’attache particulièrement à celui de Madeleine-Angélique de la Brousse, comtesse de Verteillac, où brillent Jean Leveque de Burigny et Toussaint Raymond de Saint-Mard, mais aussi le président de Montesquieu, Marivaux, et, occasionnellement, Voltaire. Le marquis publie durant l’été 1733 ses Galliæ antiquitates, Séguier réalisant les dessins d’une partie des planches, tandis que Saint-Hyacinthe traduit en vers libres la Mérope.
        Si les débuts de Maffei à Paris sont prometteurs (il est reçu en novembre 1734 à l’Académie des inscriptions et belles-lettres), ils sont aussi éphémères. Dès la fin de l’année 1734, le marquis commence à prendre ses distances avec les lieux centraux de la sociabilité parisienne pour se consacrer un ouvrage sur la Grâce : il s’agit de combattre le jansénisme dont il déplore l’influence en France (c’est l’Istoria teologica, qui paraît en 1742).
        De ce fait, Séguier bénéficie rapidement d’une large autonomie. Il peut consacrer beaucoup de temps à ses propres travaux, fréquentant assidûment les bibliothèques et les collections, travaillant d’arrache-pied à rassembler les données de sa future Bibliotheca botanica (publiée en 1740). Le classement des 33 volumes du catalogue des plantes de la bibliothèque du roi, à la demande de l’abbé Bignon, l’occupe par ailleurs quasiment à plein temps pendant un peu moins de six mois, d’octobre 1733 à février 1734. Il assiste aux séances de l’Académie des sciences, fréquente le cabinet de Réaumur où il rencontre à plusieurs reprises l’abbé Nollet. Il réussit ainsi à assimiler, au-delà des connaissances, les codes et les usages propres à une sociabilité savante dont il n’avait pu jusqu’ici appréhender que des bribes.
        Ce séjour s’avère également déterminant dans la construction de son réseau savant, sur lequel il s’appuie ensuite durant ses années véronaises. L’étude du ms. 129 et des correspondances conservées pour la période 1732-1736 permet d’identifier 41 « gens de lettres et de considération » que Séguier rencontre à Paris. 30 % d’entre eux sont des antiquaires ou des numismates, 23 % des « gens de lettres » (littérateurs, poètes, historiens), 18 % des botanistes ou des naturalistes, 7 % des mathématiciens et physiciens, et à peine 3 % des astronomes stricto sensu, cette catégorie recoupant dans bien des cas la précédente. Ces chiffres doivent cependant être appréhendés avec prudence, car ils ne traduisent guère l’intensité des relations entretenues. Si l’on confronte ces noms avec ceux de ses futurs correspondants, on s’aperçoit que les relations pérennes que Séguier noua durant ces trois années parisiennes furent en réalité assez réduites. Émergent ainsi les noms du président Bouhier (connu depuis la fin des années 1720 mais rencontré en personne en 1733), de Henri-Joseph Thomassin de Mazaugues, du marquis de Caumont, de Claude Gros de Boze, de Jean-Jacques Dortous de Mairan, de René Ferchaut de Réaumur et de Camille Falconnet – des liens dont on verra combien ils ont été précieux.
        Les préliminaires de paix signés en 1735 mettent un terme à ce long séjour. Le bilan parisien est mitigé pour Maffei : ses espoirs de reconnaissance semblent avoir été échaudés, malgré la protection accordée par les cardinaux de Polignac et de Fleury. La publication à Paris, au début de l’année 1736, de La religione de’ gentili nel morire, est fort mal reçue par l’intelligentsia parisienne. S’y ajoute l’annonce de la parution du Thesaurus de Muratori, qui renverse son projet de recueil d’inscriptions de 1732. Tout cela précipite le départ pour l’Angleterre en compagnie du « fidèle Achate » : ils prennent la route de Calais le 11 mai 1736, arrivant à Londres le 20 mai après deux jours de mer.
        À Londres, Séguier profite comme à Paris de larges moments de liberté, tant Maffei est accaparé par une aristocratie britannique à laquelle son compagnon de voyage ne se mêle guère, à quelques exceptions près. Le marquis est alors très absorbé par la publication d’une traduction in versi sciolti du premier livre de l’Illiade, qu’il dédie au prince de Galles. Séguier, qui suit Maffei à Oxford et dans le Hampshire, utilise très librement les immenses ressources de Hans Sloane ou de Philipp Miller au Chelsea Physic Garden pour compléter sa Bibliotheca botanica. Il est toutefois difficile de reconstituer les liens qu’il noua en Angleterre. Ceux-ci s’avèrent limités, d’autant que Séguier n’a qu’une maîtrise très imparfaite de la langue anglaise qu’il a apprise à Paris. De fait, il ne conserve par la suite que de maigres, et peu durables, relations épistolaires avec Hans Sloane, Richard Mead et Thomas Shaw. Après un bref séjour à Cambridge, en compagnie de Désaguliers, ils finissent par gagner Harwich pour embarquer pour les Provinces-Unies.
        Le séjour des deux hommes aux Pays-Bas est malheureusement mal documenté, faute de sources. La correspondance de Maffei révèle qu’ils y rencontrent Johannes Burman, Jan Frederik Gronovius – avec qui Séguier conserve des liens étroits – et Herman Boerhaave. On sait par ailleurs qu’ils visitent les jardins de Leyde et d’Amsterdam, deux des plus hauts lieux du savoir botanique en Europe.
        Après un court séjour à Bruxelles, Louvain, puis Liège, ils gagnent Vérone à cheval, à grande étape, les malles ayant entre-temps été envoyées directement à destination. Maffei est alors à court de liquidités ; il s’agit de rentrer au plus vite. Ils arrivent à Vienne le 14 octobre, où ils demeurent jusqu’aux premiers jours de décembre 1736. Séguier passe beaucoup de temps dans les collections impériales, dont il rédige une description publiée en 1737 dans les Osservazioni letterarie. Maffei ayant décliné les avances qui lui avaient été faites par l’empereur pour exercer une fonction de Cour, ils prennent le chemin de Venise. Séguier y réalise là encore un grand nombre de relevés d’inscriptions, puisés dans les collections vénitiennes, tout en poursuivant son travail de recension des livres et des manuscrits de botanique grâce notamment à l’entregent d’Apostolo Zeno, dont il fait alors connaissance. Après un bref séjour à Padoue, ils franchissent les portes du Palazzo Maffei le 22 décembre 1736.
        Ces quatre années particulièrement intenses marquent profondément Séguier : non seulement il jette les bases du vaste réseau de correspondance dont il fait par la suite une utilisation intense et habile, mais il acquiert aussi une connaissance directe, et peu commune, des grandes collections (Paris, Londres, Oxford, Leyde, Vienne, Venise…), des grandes bibliothèques et des grandes institutions savantes européennes (Académie des sciences, des Inscriptions et belles-lettres, Royal Society).

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Identifiant

ark:/67375/7Q9SczzKgDvn

Période concernée

1732-1736

Référence(s) bibliographique(s)

Emmanuelle Chapron, L’Europe à Nîmes : les carnets de Jean-François Séguier, Avignon, Barthélemy, 2008.Jean-François Séguier, Galliae antiquitates, Vérone, 1734 (2nde éd.)

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Citer cette ressource

François Pugnière. Prendre le large : le Grand Tour européen (1732-1736), dans Matières à penser Jean-François Séguier (1703-1784), consulté le 22 Mai 2025, https://kaleidomed-mmsh.cnrs.fr/s/vie-savante/ark:/67375/7Q9SczzKgDvn

Collection

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Itinéraire de voyage et cabinets visités (1732-1736)

Métadonnées

Description

Carte réalisée à partir des données du ms. 129 et de la correspondance avec Pierre Baux.

Auteur

François Pugnière

Date

1732-1736

Portrait de Scipione Maffei par Francesco Lorenzi (grav. Marco Alvise Pitteri)

Métadonnées

Description

Portrait de Scipione Maffei par Francesco Lorenzi

Auteur

Francesco Lorenzi

Source

Musée des Beaux-Arts de Nîmes

Scipione Maffei, Galliae antiquitates (Vérone, 1734, 2e éd.)

Métadonnées

Description

Traité publié par Scipione Maffei à la suite de son voyage en France (1732-1733). Il est constitué d’une série de lettres rédigées en latin, français et italien et adressées à des personnalités importantes de la République des lettres.

Auteur

Scipione Maffei

Date

1734