Grands chemins
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Grands Chemins
Pauline Bernard
Lyon, 1720
Une affaire fait rage sur les bancs de la maréchaussée du Lyonnais, la principale force de police de la monarchie d’Ancien Régime mais aussi une cour célèbre pour ses activités de police et de contrôle des populations mobiles et vagabondes au XVIIIe siècle. Cette affaire oppose un bourgeois de Lyon, Jean Baptiste Boutville, à un « Marchand et Hôtelier » appelé Jean Baptiste Bruyard, originaire de la paroisse de Caluire, située à quelques kilomètres au nord de Lyon. L’hôtelier Bruyard est venu porter à la connaissance de la maréchaussée lyonnaise un contentieux, qui l’oppose au bourgeois, à propos d’un baril de vin non payé. Dans sa plainte, Bruyard fait état d’une « affaire préméditée dans le grand chemin » en insistant tant sur la préméditation de l’acte, que sur la violence des coups et les menaces de mort. Quelques jours plus tard, Boutville envoie son représentant devant la police pour contester la plainte et informer qu’il a déposé un recours auprès de la juridiction du lieu où s’est déroulée l’affaire, la justice d’Oullins. Dans ce recours parallèle, Boutville accuse à son tour Bruyard d’« injures atroces et mauvais traitements »,il met en cause le bien-fondé de la procédure entamée contre lui, il conteste tout caractère prémédité du crime, comme l’emplacement de l’affaire sur un « grand chemin » (1).
Loin d’être isolé, cet exemple est représentatif du type d’affaires retrouvées dans les archives de la maréchaussée du Lyonnais dans les premières décennies du XVIIIe siècle : le dépouillement de 480 procédures montre que le territoire dans lequel évoluait la compagnie était peuplé par une pluralité d’autres instances, des juridictions locales en particulier, ainsi que deux seigneuries ecclésiastiques alors importantes, avec lesquelles la maréchaussée rentrait constamment en conflit (2). En effet, la juridiction de la maréchaussée était sans cesse questionnée, parfois contestée, pas seulement sur les faits spécifiques à chaque affaire, mais aussi sur la délimitation de son périmètre d’intervention. L’historiographie retient que le territoire d’attribution par excellence de la maréchaussée, les « grands chemins », concernerait les principales voies de communication qui traversaient la France d’Ancien Régime, et le long desquelles la maréchaussée aurait déployé essentiellement des prérogatives de police envers les populations mobiles et vagabondes. Or, l’examen des procédures impliquant la maréchaussée dans la généralité du Lyonnais au début du XVIIIe siècle montre au contraire que la définition des « grands chemins » n’avait rien d’évident et qu’elle faisait l’objet d’âpres disputes.
En effet, plutôt qu’elle n’intervenait, la compagnie était saisie par les justiciables eux-mêmes dans le cadre d’affaires qui ne relevaient pas a priori de ses compétences. Des rixes entre voisins, souvent fruits d’inimitiés de longue date, qui relevaient en principe des juridictions locales et seigneuriales de la généralité étaient portées à la connaissance de la maréchaussée. Pour ce faire, le motif d’« assassinat prémédité sur les grands chemins » était le plus souvent invoqué quand bien même se trouvaient en fait en jeu de simples conflits de voisinage. De plus, ces recours et les conflits qu’ils engendraient redessinaient la carte judiciaire dans le Lyonnais en érodant la légitimité de telle ou telle institution à se saisir d’affaires dans certains lieux. Les justiciables, en formulant ces recours, jouaient donc un rôle actif dans la reconfiguration des espaces juridictionnels.
Or, le périmètre de la maréchaussée, en principe défini par le tracé des « grands chemins » pouvait faire l’objet d’une définition large, assimilé au réseau routier qui était à cette époque loin d’être clairement défini. Alors que les autres instances revendiquaient une capacité d’action dans les limites grandes ou petites de leurs territoires, la maréchaussée agissait sur et le long de chemins qui traversait ces territoires. Or, la capacité à qualifier un chemin de « grand chemin » était étroitement liée la pratique et l’usage de ceux qui les empruntaient. Dans ce contexte, la juridiction de la maréchaussée s’exerçait moins sur des populations mobiles clairement identifiées (mendiants, vagabonds), qu’en vertu d’une mobilité quotidienne des usagers d’un territoire qui permettaient d’identifier les « grands chemins ». L’activité de la maréchaussée allait donc bien au-delà de la gestion policière ; ses interventions permettaient de qualifier certaines voies de circulations et donc de redessiner, avec la carte judiciaire, le territoire.
Mais il y a plus ; l’étude des procédures de justice a permis de mettre à jour une caractéristique inattendue de l’institution : leur public (plaignants, accusés, personnes appelées à témoigner, etc.) montre qu’elles impliquaient en bonne part des habitants de la ville de Lyon, et que ceux-ci s’identifiaient régulièrement comme bourgeois, ou comme travaillant pour des bourgeois de Lyon (3). Si la maréchaussée de Lyon était si régulièrement saisie par ces habitants, prétextant une attaque même s’il s’agissait d’une simple dispute, c’est qu’elle était réputée pour la relative promptitude de ses interventions par rapport à ses concurrentes. L’institution, de plus, avait sa résidence principale à Lyon tout en étant compétente pour des faits arrivés en dehors de la ville. S’adresser à une institution présente dans le lieu de leur domicile était donc probablement le choix le plus évident pour des personnes gravitant dans un périmètre restreint autour de la ville. D’autres explications plus ponctuelles sont aussi à prendre en compte. A cette époque en effet, la Couronne travaille à la réappropriation de prérogatives sur les « choses publiques » et les « choses communes », dont font partie les « grands chemins ». Or, amenés à emprunter fréquemment les routes du Lyonnais pour leurs affaires, soumis à des taxations constantes le long des trajets, confrontés au mauvais état du réseau, aux variations d’itinéraires selon les saisons et aux empiètements des riverains (par l’agrandissement sauvage de la surface des champs par exemple), les habitants de Lyon ont probablement vu dans les ambitions de la Couronne sur les grands chemins la possibilité d’un « mieux voyager ».
Le lien entre la maréchaussée et son public se constitue sur fond de tensions entre le monde urbain et rural au sujet de la fiscalité royale. En effet, les acteurs sollicitant la maréchaussée étaient souvent liés à l’économie du grangeage (forme de métayage propre au Lyonnais), qui nourrissait un conflit de plusieurs siècles entre les habitants de Lyon et ceux du plat-pays. Le statut de bourgeois de Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles, s’il ne comportait pas de prérogatives politiques spécifiques ni ne constituait une condition d’intégration, impliquait néanmoins certains privilèges qui en faisait un statut recherché jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Parmi ces privilèges l’exemption de taille sur les biens que les Lyonnais possédaient à la campagne n'était pas négligeable. La taille était un impôt de répartition, dont le montant global était fixé chaque année par la Couronne puis divisé entre les Généralités, avant d’être encore subdivisé entre les Élections et les paroisses, tous les propriétaires d’une même paroisse étant solidairement redevables de l’impôt. L’exemption dont bénéficiaient les bourgeois de Lyon les mettait logiquement en conflit avec les communautés rurales sur les territoires desquelles ils détenaient leurs biens, puisque leurs parts étaient réparties sur les autres contributeurs. Au cœur de ce conflit, on trouve des questions de définition de l’exemption, ainsi que de ses limites, dans un contexte de pression constante sur les terres créées par la propriété bourgeoise dans les environs de la ville, mais aussi, plus généralement par l’alourdissement de la fiscalité en raison des difficultés financières croissantes de la monarchie. Or, pour la période 1704-1735, les « grands chemins » deviennent un enjeu central de ces tensions : ils sont revendiqués par les bourgeois, aux côtés d’autres « limites naturelles » (les « ruisseaux & rivières »), comme étant les seuls dignes de circonscrire l’exemption dont leurs terres bénéficient, alors décrite comme un privilège « sans borne » et « inébranlable ». Cet argument est vivement contesté par les habitants du plat-pays qui affirment de leur côté qu’une telle revendication n’est qu’un stratagème utilisé par leurs adversaires pour agrandir leurs propriétés. Les bourgeois, dénoncent-ils, s’en prendraient en effet sans scrupule au « paysage », allant même jusqu’à « supprimer tous les chemins publics qui séparent leurs fonds de tous ceux qu’ils achètent des gens taillables ». Ainsi, le recours à la maréchaussée lors de simples conflits de voisinage s’explique par la capacité de la compagnie, par ses interventions, à qualifier des lieux comme « grand chemin », lesquels sont ensuite revendiqués comme des limites fiscales.
Il n’est donc pas étonnant que les liens entre les bourgeois de Lyon et l’institution de la maréchaussée soient très forts. La maréchaussée est à cette époque un corps bourgeois, dont les officiers et le personnel sont issus des rangs de la bourgeoisie lyonnaise, lesquels sont les premiers intéressés à sa juridiction puisqu’ils possèdent des terres dans les campagnes environnantes. Au milieu des années 1730, le renouvellement du corps des officiers rompt ce lien entre bourgeoisie urbaine et maréchaussée, tandis qu’une réforme de l’institution ne permet plus d’assimiler les « grands chemins » à des limites fiscales. Il demeure néanmoins que, jusqu’à cette date, les « grands chemins » ont été posés comme les bornes qui délimitaient l’étendue de l’exemption fiscale dont bénéficiaient les terres des bourgeois de Lyon, faisant de ce fait de la maréchaussée, gouvernée par des membres de l’élite lyonnaise, l’arbitre et la garante du statut de bourgeois et de ses privilèges.
Bibliographie (Sélection) :
Pauline Bernard, 2014. « Une institution d’Ancien Régime : la maréchaussée dans le Lyonnais au début du xviiie siècle », thèse de dctorat en histoire et civilisations, EHESS.
François Brizay, Véronique Sarrazin et Antoine Follain. 2003. Les justices de village : administration et justice locales de la fin du Moyen âge à la Révolution. Actes du colloque d ’Angers des 26 et 27 octobre 2001, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Histoire).
Anne Conchon, 2002, Le péage en France au XVIIIe siècle: Les privilèges à l’épreuve de la réforme, Paris : Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie, Comité pour l’histoire économique et financière de la France. Benoît Garnot, 2005. « Une réhabilitation ? Les justices seigneuriales dans la France du xviiie siècle », Histoire, économie et société, 24e année, n° 2:221-232.
Marie Houllemare et Diane Roussel (dir.). 2015. Les justices locales et les justiciables : la proximité judiciaire en France du Moyen Âge à l’époque moderne, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
Christianne Lombard Déaux, 2005. Seigneurs et seigneuries en Lyonnais et Beaujolais des guerres de religion à la Révolution : organisation, fonctionnement, évolution de la vie des campagnes, Lyon, Bellier.
George Reverdy, 1997, Histoire des routes de France du Moyen-Age à la Révolution, Paris : Presses de l’École Nationale des Ponts et Chaussées.
Vittorio Tigrino et Angelo Torre, 2018, Premessa. Quaderni Storici, (2/2018).
Angelo Torre, 2007, Per vie di terra: Movimenti di uomini e di cose nelle società di antico regime, Milano: F. Angeli.
Angelo Torre, 2008, « Un “tournant spatial” en histoire ? » Annales. Histoire, sciences sociales, no 63:1127-1144.
Anne Conchon, 2002, Le péage en France au XVIIIe siècle: Les privilèges à l’épreuve de la réforme, Paris : Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie, Comité pour l’histoire économique et financière de la France.
George Reverdy, 1997, Histoire des routes de France du Moyen-Age à la Révolution. Paris: Presses de l’École Nationale des Ponts et Chaussées.
Notes de fin :
(1) AD, Rhône, 7B – 6, Maréchaussée, 1720, Jean-Baptiste Bruyard contre Boutville, sa femme et le nommé Goudoud;
(2) Pour chaque année analysée sur la période 1716-1731 par exemple, on retrouve entre trois et dix rencontres, dont nombreuses sont conflictuelles.
(3) 65% des plaignants et 25% des accusés de la période 1716-1719 déclarent demeurer à Lyon. Ce pourcentage diminue dans la décennie suivante autour de 40% pour les plaignants mais reste stable pour les accusés. Après un bref sursaut autour des années 1729 et 1730, ce taux semble durablement baisser. Ils ne disparaissent cependant pas complètement des procédures, particulièrement dans les affaires initiées par des plaintes.
Mots clés : grands chemins ; mobilité ; populations mobiles ; contrôle ; justice ; maréchaussée