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Venise (Italie), XVIe-XVIIe s.

Les représentations cartographiques de Venise à l’époque moderne, conformément à l’imaginaire véhiculé dans les récits de voyages, évoquent et esquissent le fonctionnement d’un service de transport public urbain. C’est le cas, en particulier, de la Nuova pianta elevata della nobile e cospicua città di Venezia dessinée en 1770 par Lodovico Furlanetto. Le choix des éléments figurés, tout comme celui des toponymes, mettent en avant le rôle des gondoliers dans la mise en relation des différentes parties de la cité. Ces derniers sont d’ailleurs les seuls habitants qui figurent dans ce portrait. Les va-et-vient des bateliers représentés au départ des stations – appelées traghetti - permettent de reconstituer la trame d’un vaste réseau de circulation, dont les stations constituent les mailles. La matérialité de la ville, saisie à cet instant, renvoie l’image d’un centre urbain dense, achevé, totalement cohérent et dont le fonctionnement ne souffre d’aucun obstacle. De part et d’autre, les rives du Grand Canal, à l’intérieur de ce labyrinthe d’eau formé par les canaux secondaires, les bateliers par centaines assument une double mission : permettre aux différentes parties de la ville de communiquer entre elles et assurer les déplacements des habitants (Zanelli 1997).

Cependant, cette vision est largement idéalisée et ne correspond ni à la façon dont cette activité fut contrôlée et instituée, ni aux enjeux qui gravitent autour de l’utilisation des voies d’eau. L’harmonie semblant régner sur les canaux vénitiens se brise à la lumière des querelles qui émaillent la vie des bateliers travaillant sur les stations (1). Un constat s’impose à la lecture des requêtes réclamant la sanctuarisation de certaines zones d’accostages des barques ou des plaintes dans lesquelles on dénonce a présence d’intrus à l’intérieur d’un canal dont les requérants revendiquent la possession : la maîtrise des rives de la cité est au cœur des préoccupations des usagers et c’est sur ce point que porte la demande d’exclusivité.

C’est dans un contexte de luttes acharnées pour le territoire des stations et d’incertitude quant à la dévolution de ces espaces de travail, qu’il est possible de comprendre les formes d’institutionnalisation du métier de batelier. Dès le début de l’époque moderne, les traghetti ne servent pas seulement à désigner des lieux géographiquement situés dans l’armature urbaine mais également des corps sociaux reconnus et identifiés par le gouvernement, et qui comme tels agissent dans la défense de droits et de monopoles ancrés sur un espace (Torre, 2011). La pratique des lieux par les acteurs et les conflits d’appropriation qui en découlent ont à terme favorisé la mise en place d’un gouvernement corporatif des rivages. Encouragés par les magistratures publiques qui disposent d’un pouvoir d’attestation sur ces mêmes espaces, les collectifs de bateliers qui revendiquaient la création de droits et de statuts ont obtenu gain de cause. C’est en tout cas le récit qu’en font les bateliers de Santa Giustina, lorsque le collectif vint à être officiellement homologué. Le 3 décembre 1512, alors même qu’ils entament la rédaction de leurs statuts (mariegola), ces derniers assurent qu’il y a « déjà très longtemps » qu’ils sont sur « le campo de Santa Giustina et sur la rive qui est commune » à cette place (2). Dans ce texte fondateur, les auteurs insistent sur l’ancienneté de leur présence sur le sol de la paroisse et de ses rivages. Le groupe de dix bateliers appartient au « corps » de la paroisse, il y est, en quelque sorte enraciné. C’est l’argument de la durée qui légitime, de leur point de vue, l’institution d’une fraglia (association). La fondation des fraglie a valeur de contrat passé entre les autorités publiques et des collectifs d’usagers : l’entretien et l’aménagement d’un lieu contre le monopole du transport des passagers ; le contrôle d’un rivage contre l’attribution de permis de travail. Les membres d’un traghetto reçoivent chacun une libertà, appelée également une « place au traghetto ». Pour son détenteur, ce titre concrétise tout à la fois le droit de travailler à la station, de participer à la vie du corps, à l’entretien et à la défense d’une portion de rivage devenue territoire.

Les mariegole – ces livres portant le nom d’un traghetto et non celui des hommes – sont identiques dans leur forme à ceux des autres métiers vénitiens (Trivellato 2000 ; Eleuteri et Vanin 2007), mais leur originalité repose sur leur contenu. Les règlements produits localement à l’échelle de chaque station, prennent les traits de recueils d’usages, autrement dit un ensemble cohérent de dispositions juridiques au service d’un projet d’utilisation et d’appropriation des rives du traghetto. Les premières dispositions concernent l’aménagement des quais et des zones d’appontements et le traçage des limites à l’intérieur desquelles les patrons d’une libertà exercent des droits et des prérogatives (3). Ce souci de borner l’espace remémore à quel point les bateliers étaient et/ou sont engagés dans des conflits de confins. L’énonciation des bornes sert davantaage à adresser un message aux bateliers « étrangers » qu’à rappeler aux cercles des ayants-droits l’étendue de leur territoire. L’usage des qualificatifs étrangers, ou encore vagabonds et forains désigne par défaut tous les bateliers qui n’ont pas de libertà ; qui par conséquent renvoie les individus à leur extranéité, voire à leur extraterritorialité (Cerutti 2010, 2012). Les frontières de la station ne sont pas seulement clamées, elles prennent forme grâce à la présence de pontons ou pilotis plantés aux abords des stations. Ces simples structures en bois, en apparence banales, sont en réalité cruciales. Au-delà de leurs dimensions pratiques (pour le lestage et l’accostage des barques), « les droits personnels et collectifs à la jouissance » s’incarnent dans ces objets (Grendi, 1989).

La somme des édifices normatifs encadrant l’utilisation des stations impose une qualification juridique des espaces, participent d’une lisibilité des usages et par conséquent à l’accaparement des lieux. L’espace de la station est en soi un enjeu de pouvoir et le lieu d’exercice d’une domination. La reconnaissance des collectifs de bateliers découle d’une compétition sur l’échiquier urbain et d’une nécessaire partition des espaces entre les acteurs. Les bateliers d’une station une fois officiellement réunis, autrefois engagés dans « une lutte de place » (Lussault, 2009), se trouvent dans une nouvelle position : ils sont habilités à produire un ordre juridique censé éteindre les rivalités et perpétuer leur position sur cet espace. Cette position est d’autant plus fragile que les efforts d’appropriation sont constants. Les voies d’eau et les rivages qui les bordent doivent être appréhendés dans cette dynamique que les représentations cartographiques de l’époque ont fini de rendre imperceptible.

Bibliographie (sélection) :
Cerutti Simona, « Travail, mobilité et légitimité. Suppliques au roi dans une société d’Ancien Régime (Turin XVIIIe siècle) », dans Annales. Histoires, Sciences Sociales, 2010/3, 65e année, p. 571-611.

Cerutti Simona, Étrangers. Étude d’une condition d’incertitude dans une société d’Ancien Régime, Montrouge, Bayard, 2012

Eleuteri Paolo, Vanin Barbara, Le mariegole della Biblioteca del Museo Correr, Marsilio, Venise, 2007.

Grendi Edoardo, Lettere orbe. Anonimato e poteri nel Seicento genovese, Gelka, Palerme, 1989.

Lussault Michel, De la lutte des classes à la lutte des places, Grasset, Paris, 2009.

Torre Angelo, Luoghi. La produzione di località in età moderna e contemporanea, Donzelli, Rome, 2011

Francesca Trivellato, Fondamenta dei vetrai. Lavoro, tecnologia e mercato a Venezia tra Sei e Settecento. Donzelli. Rome, 2000

Mots clefs : rivages, appropriation, espace, territoire, incorporation, confins.

(1) Voir en particulier ASVe, Censori, b.1

(2) BMCVe, ms Classe IV 170, Traghetto di Santa Giustina, fol.13r

(3) Voir à titre d’exemple la mariegola du traghetto de Sant’Eufemia. BMCVe, ms. Classe IV 214 bis, fol 1v.

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Lieu principal

Venise (Italie)

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Quilien, Robin. Station, dans Matérialités citoyennes, consulté le 21 Novembre 2024, https://kaleidomed-mmsh.cnrs.fr/s/materialites-citoyennes/ark:/67375/7Q9ngsgWTZQR