Equipement de la boutique
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Equipement de la boutique (Gidik).
Pascale Ghazaleh.
Le Caire (Egypte) Un document rédigé dans l’un des tribunaux de Damas en 1855 définit l’un des usages du vocable que nous nous efforcerons de mettre en contexte dans ce qui suit : jami’ ‘uddat al-dukkan al-mu’abbar ‘anha bi’l-kadak (« tout l’équipement de la boutique, que l’on appelle kadak ») (RAFEQ, 2002, 104). Plusieurs contrats concernant la vente ou la location d’échoppes, enregistrés au tribunal de Sâlhiyya, un quartier de la même ville, au dix-neuvième siècle, évoquent aussi le kadak (que l’on retrouve également transcrit comme gıdık ou gedik, selon les translitérations) : celui-ci peut inclure la fenêtre d’un magasin, les étagères, les verrous et les cassettes qui y sont disposées . Dans un contrat de vente enregistré en 1809, le gıdık comprend les étagères, la balance, les couteaux et d’autres utilités (manafi‘) contenus dans l’échoppe d’un boucher (MIURA, 2016, 255).
L’historien turc Engin Akarlı nous apprend par ailleurs qu’au cours du dix-huitième siècle les artisans d’Istanbul commencèrent à enregistrer auprès des syndics de leur corporation les outils dont ils se servaient dans leur travail. Ils dénommaient ces instruments gıdık ; la personne qui les détenait était par conséquent un gidikli, et le document d’enregistrement un papier- gıdık (AKARLI, 1987, 223). Pourquoi l’enregistrement était-il devenu nécessaire pendant cette période ? La question est liée à celle des relations du crédit : le gıdık -- constituant en quelque sorte les avoirs ou les capitaux d’un artisan ou d’un boutiquier -- était utilisé comme caution contre les emprunts, surtout ceux effectués auprès des négociants en gros, qui vendaient aux artisans les matières premières dont ils avaient besoin.
Le gıdık peut donc être défini, du moins à une certaine époque, comme les outils ou les équipements d’un lieu de travail. Toutefois, il prend d’autres sens à d’autres moments ; pour mieux comprendre les enjeux mis en œuvre par cette polysémie, il faut situer le gıdık dans son ou ses contextes historiques. Il s’avère que le gıdık désigne des pratiques différentes selon l’époque et la région ; il peut être synonyme d’un ensemble d’objets liés au monde du travail mais il comprend également les droits relevant de la possession de ces objets ; il indique souvent (mais pas systématiquement) la patente payée par ceux qui exercent un métier.
Le vocabulaire administratif ottoman appelle par ailleurs « gıdıklı » certains officiers de la Sublime-porte ; ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du dix-huitième siècle que le terme gıdık apparait plus couramment dans les documents concernant les boutiquiers et artisans. La signification du vocable s’élargit alors pour renvoyer au droit d’exercer un métier dans un local spécifique, pourvu des équipements nécessaires. À la fin du dix-neuvième siècle, le terme s’applique également à une catégorie de documents juridiques accordant au détenteur un droit de plein usufruit sur un lieu de travail (AKARLI, 1987, 223). Selon Seven Agir, « entitlement to gedik, literally the physical goods placed in a specific shop, came to embody not only the exclusive right to practice an occupation but also the usufruct rights to a certain shop or stall » (AGIR, 2017). Terme utilisé surtout en Anatolie, il apparaît également en Égypte et en Syrie, où il souvent accompagné du terme khuluw ; selon le juriste Félix Arin, le khuluw consiste en un « ‘vide’ [...] compris entre les murs [d’une] construction, qui ne cesse pas d’appartenir au concédant » (ARIN, 1914, 300-301). Comme le khuluw, le gıdık comporte une dimension spatiale et se rapporte ainsi, pendant un certain temps, à des propriétés bâties ; la différence entre les deux se trouve dans l’accent que met le premier sur « l’occupation d’un local, soit pour y résider soit pour y exercer un métier », tandis que le second « accorde le droit d’exercer un métier déterminé » (DGUILHEM, 1995, 66). Dans la pratique, cette distinction n’était pas systématiquement valable ; le détenteur d’un droit d’occupation, ou de celui d’exercer un métier, n’était pas toujours, dans les faits, celui qui habitait le lieu ou exerçait le métier en question. C’est notamment le cas à partir du dix-huitième siècle, lorsque des artisans qui s’avèrent incapables de rembourser leurs créanciers commencent à perdre les gıdıks qu’ils ont engagés. Yıldırım résume comme suit les conséquences de ce processus :
This development had multiple effects upon craft guilds. On the one hand, after having lost their certificates, master craftsmen sought to practice their crafts outside the area designated for their guilds. On the other hand, the selling of gedik certificates enabled people of no artisan background to enter the guilds. Thus the gedik not only implied the spatial break-up of the guild system but also significantly affected the hierarchical workings of this system in the long run (YILDIRIM, 2000, 349-370).
Le gıdık appartient donc à une catégorie assez particulière, puisqu’il s’agit à la fois d’un contrat de location portant sur un espace habitable, et d’un permis de travail, portant aussi bien sur le droit d’exercer un métier que sur les outils et équipements nécessaires pour concrétiser un tel droit. Il réunit ainsi à la fois un espace, un ensemble d’objets, le droit d’occuper l’espace et le droit d’exercer un métier. Le gıdık est à la fois un lieu, une chose et une pratique ; il ancre son détenteur dans un contexte spatial et dans un réseau de droits. Les éléments du gıdık peuvent paraître indissociables, mais c’est précisément leur aptitude à se trouver séparés les uns des autres qui fait du gıdık un puissant enjeu mobilisé dans les négociations entre artisans, maîtres boutiquiers, juristes et représentants du pouvoir sultanien. En effet, les trois termes du dispositif agencé par le gıdık -- l’espace, le droit d’occupation ou d’accès au travail et les outils -- n’ont pas toujours été combinés de la même façon ; et c’est par un jeu tendant soit à les associer, soit au contraire à les désunir que les juristes, les artisans et autres usagers, les gérants des fondations pieuses et enfin le pouvoir politique ont cherché à contrôler l’accès aux métiers, d’une part, et à régir les prix de l’immobilier, d’autre part.
Le gıdık peut ainsi être envisagé en tant que droit de sous-location, qui allait permettre la transformation de ses détenteurs en entrepreneurs, cédant un lieu de travail et les outils qui s’y trouvaient à des artisans que les maîtres boutiquiers voulaient empêcher d’obtenir une patente en leur propre nom. Cette interprétation paraît d’autant plus plausible que les maîtres des corporations d’Istanbul ont fait valoir auprès de l’État la nécessité de restreindre la circulation des gıdıks selon la « coutume » des corps de métiers ; c’est ainsi qu’ils ont pu obtenir, à un certain moment, que le pouvoir consente à placer la transmission des gıdıks sous leur contrôle exclusif (AKARLI, 1987, 224) En effet, dès lors, « "le gedik fixe (müstakar) permet au propriétaire d'exercer son métier ou son commerce dans un lieu précis uniquement ; en d'autres termes, sa propriété est immobilière. Lorsqu'il bénéficie d'un gedik havai (mobile), le propriétaire peut exercer son activité sans être attaché à un lieu précis, ce type de gedik étant généralement délivré aux commerçants itinérants » (AGIR et YILDIRIM, 2015). Vers le début du dix-neuvième siècle, le mot gıdık est même utilisé pour signifier le monopole que les corps de métier prétendent exercer sur une activité de production ou de distribution (KOYUNCU KAYA, 2013, 441-463.).
Pourtant, c’est également la dissociation des droits et des choses qui constituent le gıdık qui permettra à une certaine époque l’ingérence d’ « étrangers » dans les corps de métiers ; celle-ci passe en effet par l’acquisition d’une boutique et des outils qui s’y trouvaient, mais également par l’obtention de titres qui permettaient à leurs détenteurs de revendiquer une appartenance locale et les droits qui en procédaient [Suk-en-Nahhassen a copper-smith's bazaar of Cairo].
Les cadis d’Istanbul, appelés à régler les différends résultant de ces conflits d’intérêts, ont fini par établir une distinction entre gıdıks fixe (mustaqirr) et meuble (hawâ’i, au sens propre « aérien ») : le premier type était indissociable d’un local physique, tandis que le second ne comprenait que le droit d’exercer librement un métier et la possession des outils correspondants (AKARLI, 226). Toutefois, l’abolition des privilèges corporatifs à l’époque des Tanzîmât (réformes administratives entreprises à partir des années 1840) n’a pas mené, en premier lieu, à l’élimination des gıdıks ; elle a plutôt eu pour résultat de les individualiser, c’est-à-dire de les dissocier des accords collectifs que les corporations avaient conclus avec le sultan (AKARLI, 231). On voit ainsi se dessiner, d’une part, une dislocation entre le droit au travail et la possession des moyens de production ; et, d’autre part, une séparation entre le fait d’être propriétaire d’un lieu de travail et le droit d’y exercer un métier. Il semble admissible de postuler que ce processus amorce une séparation qui finira par dissocier les pratiques économiques de celles plus proprement politiques dans la panoplie des droits d’appartenance réunis sous la catégorie de citoyenneté contemporaine. Tandis que, d’un côté, c’est le marché qui régit (du moins en théorie) le droit au travail, de l’autre, l’exercice des droits accordés aux citoyens se voit dépouillé de contenu économique au profit de la seule appartenance géographique.
Catégories : exercer une charge ou une activité ; posséder ; droit au travail.
Mots-clés : travail ; droit ; usufruit ; artisan ; outils.
Bibliographie :
Seven AGIR, « The rise and demise of gedik markets in Istanbul, 1750–1860 ». The Economic History Review. doi:10.1111/ehr.12492, 2017.
S. AĞIR et O. YILDIRIM, « Gedik : What’s in a Name? » Bread from the Lion's Mouth: Artisans Struggling for a Livelihood in Ottoman Cities, S. FAROQHI, ed., Berghahn Books, 2015, pp. 217–236. JSTOR, www.jstor.org/stable/j.ctt9qcx4k.16.
Engin AKARLI, « Gedik : Implements, Mastership, Shop Usufruct, and Monopoly Among Istanbul Artisans, 1750-1850 », Wissenschaftskolleg Jahrbuch 1985/86, Siedler Verlag, Berlin, 1987, p. 223-232.
Félix ARIN, « Essai sur les démembrements de la propriété foncière en droit musulman », Revue du monde musulman, xxvi, 1914, p. 277-317.
Randi DEGUILHEM, « Approche méthodologique d’un fonds de waqf. Deux registres de şarî’a du XIXe siècle à Damas », dans ibid., éd., Le waqf dans l’espace islamique. Outil de pouvoir socio-politique, Damas, Institut français de Damas, 1995, p. 45-70.
Miyase KOYUNCU KAYA, « The Dilemma of the Ottoman State : Establishing New Gediks or Abolishing Them », Turkish Studies - International Periodical For The Languages, Literature and History of Turkish or Turkic, Volume 8/5, Spring 2013, p. 441-463.
Tori MIURA, Dynamism in the Urban Society of Damascus: The Ṣāliḥiyya Quarter from the Twelfth to the Twentieth Centuries, Brill, Leiden, 2016.
Abdel Kerim RAFEQ, « Making a Living or Making a Fortune in Ottoman Syria », in N. Hanna, ed., Money, Land and Trade. An Economic History of the Muslim Mediterranean, I.B. Tauris, London, 2002, p. 101-123.
Onur YILDIRIM, « Craft guilds in the Ottoman Empire (c. 1650-1826): A survey », METU Studies in Development, 27 (3-4) 2000.