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Tunis (Tunisie), 1723
Muhammad Sa`âda, jeune clerc né à Monastir (province ottomane de Tunis), notaire et gestionnaire de la madrasa Shammâ`iyya de Tunis, termine en 1723 Qurrat al-'ayn bi nashr fadhâ’il al-malik Husayn wa qam`i dhî al-mayn (Satisfaction des yeux par la publication des vertus du roi Husayn et la répression des injustes) (Abdesselem, 1973, 193-205) qui se présente comme un ouvrage de fiqh politique, à la manière des Règlements sultaniens d’al-Mâwardî. Il commence effectivement par l’énumération des devoirs du souverain et sa responsabilité dans la bonne marche des différentes juridictions de son royaume et en profite au détour de chaque paragraphe pour chanter les louanges du bey de Tunis pour avoir bien répondu à ces exigences. Cependant, il précise ensuite qu’il va se limiter à la judicature parce qu’il la considère comme la juridiction plus importante. Au fil du texte, ce qui était un ouvrage de droit politique se transforme en une violente diatribe contre les membres d’une famille tunisoise de magistrats (Les passages les plus insultants ont été barrés dans le manuscrit autographe et éliminés des copies ultérieures). Il les accuse d’avoir fait main basse sur les institutions judiciaires et la gestion des waqf-s de la Grande mosquée (dont le gestionnaire s’accapare les revenus aux détriments des enseignants dont il fait lui-même partie). Ces mêmes personnes essayent de (et réussissent à) l’empêcher d’accéder à la position de cadi de la cité sous prétexte qu’il est un barrânî, et non un baldî. Le texte allie arguments juridiques et généalogiques pour réfuter les prétentions de ses adversaires et justifier ses propres aspirations. Le caractère polémique mais en même temps très argumenté du texte nous permet de voir différemment les catégorisations sociales de la société tunisoise de l’époque et la manière dont elle a été comprise par les chercheurs jusqu’ici.
Cf. Matériau : Satisfaction des yeux par la publication des vertus du roi Husayn et la répression des injustes
Pour historiens de la Tunisie moderne, le terme baldî désigne un statut privilégié d‘une catégorie supérieure de la société citadine qui regroupe ceux qui sont supposés appartenir aux « grandes » familles de « vieille souche » de Tunis et de quelques grandes villes, qui ont toujours accaparé richesse, prestige et pouvoir, par opposition aux autres habitants puissants de la cité (Turcs, Andalous ), aux Juifs ou aux provinciaux, qu’ils soient fraîchement installés ou non-résidents (dits barrânî, ou, selon les contextes et les registres, `arbî, âfâqî, gharîb). Certains insistent sur la culture baldî, aux traits prétendument spécifiques (Ben Achour, 1989). D’autres ont relevé les privilèges fiscaux dont bénéficient les baldî-s par rapport aux autres catégories de la population, notamment rurales (Chater, 1992 ; Hénia, 1999). Une expression idiomatique selon laquelle serait baldî toute famille « possédant une maison dans la médina, une boutique dans ses souks, un champ d’oliviers aux alentours et un coin dans le cimetière » (M. H. Chérif, 1984, 43), insiste plus sur l’ancrage dans la ville et la possession d’un patrimoine. Elle permettrait de réduire ce statut aux seuls fortunés, puisque ces signes de richesse assurent « la continuité des relations sociales qu’un individu tisse dans le cadre de la cité » et donc son appartenance citadine. De même barrânî ne serait qu’une manière de désigner le pauvre, mais le terme aurait pour effet d’éluder la charge émotive liée à la souffrance du dénuement et de la privation pour le renvoyer au seul registre de l’exclusion du lieu. L’idiome justifierait ainsi l’ordre des baldî-s et son acceptation par l’ensemble de la société citadine, puisqu’il est bien intériorisé et véhiculé par la mémoire collective, contribuant ainsi à la domestication des dominés (Hénia, 2004 et 2015).
Baldî et barrânî sont cependant analysés la plupart du temps hors de tout contexte énonciatif, contribuant ainsi à leur essentialisation. Les dimensions revendicative et historique qui les caractérisent sont ici gommées, figeant les dynamiques sociales ainsi que les conflits auxquelles les catégorisations donnent lieu et déniant aux protagonistes leurs possibilités d’agir. De même, les amalgames entre pauvreté, dénuement et exogénéité font fi des catégorisations et requalifications des acteurs.
Selon Sa`ada, il existe à Tunis une catégorie d’habitants de la ville qui se désigne comme baldî et qui limite ce terme à seulement une partie de ceux qui y résident. La revendication n’est pas seulement une distinction de prestige ou de richesse mais directement liée au droit d’accès aux offices judiciaires de la ville - point central de son ouvrage-, ses adversaires considérant qu’elles ne peuvent être occupées par ceux qu’elle désigne par le terme de barrânî. Lui-même est stigmatisé en tant que tel, puisqu’il est né à Monastir.
Pour contester cette prétention, Sa`âda s’attache à déconstruire la catégorie en faisant usage d’arguments linguistiques, juridiques, et sociaux. Baldî dit-il n’est pas une catégorie un nom de relation (nisba) de balad : ville, village, pays, contrée, territoire… (Clément, 2011), un gentilé générique donc. Et doit-être désigné comme baldî de n’importe quelle cité, celui qui peut porter un nom de relation (nisba), un gentilé qui l’y rattache (un baldî de Tunis serait ainsi celui qui porte le gentilé de Tunisois, de Sfax s’il porte le gentilé de Sfaxien etc.). Or, ajoute-t-il, une nisba peut être accordé à quelqu’un qu’il y soit né, résidé ou simplement séjourné un moment. Il cite plusieurs exemples historiques pour illustrer ces différents cas de figure. Le cas irréfutable est celui du Prophète Muhammad, qui portait dans son nom la nisba de Madînî, alors qu’il n’avait séjourné à Médine que pendant une dizaine d’années. Lui-même prétend pouvoir se prévaloir de son appartenance aux baldî-s de Tunis, même s’il n’y est pas né : il y réside depuis longtemps, est issu de grands parents tunisois ou qui y ont résidé et y ont possédé des biens. Naissance, Résidence, propriété semblent ainsi être les trois critères eux-mêmes disputés, sur lesquels s’appuient les revendications contraires des prétendants aux offices de la ville.
S’attaquant ensuite au prétendu critère de l’appartenance baldî pour l’accès à la magistrature et autres offices de la ville, il s’appuie sur l’autorité des juristes. Parmi les critères souhaitables pour choisir un juge, dit-il, certains d’entre eux (Ibn Rushd notamment) estiment en effet qu’il vaut mieux qu’il soit un baldî (appartenant au lieu dans lequel il va être nommé, pays ou cité). Responsable de la nomination des notaires, il doit bien connaître les candidats pour savoir s’ils sont probes ou pas. D’autres par contre pensent, et cette opinion a fait jurisprudence selon lui en raison de « la corruption des temps », qu’il est plus sage de choisir un cadi étranger au lieu pour éviter l’intervention des parents et connaissances dans ses décisions. La connaissance des notaires peut être facilement acquise et en peu de temps.
D’autres cas de revendications concurrentes autour de l’appartenance à la cité et les droits qui s’y rattachent peuvent être relevés à Tunis et ailleurs. Au début du XIXe siècle à Kairouan, les notables refusent la décision du prince de nommer un cadi parce qu’issu des faubourgs de la ville. Un mufti de Tunis, en conflit dans les années 1830-1840 avec le grand mufti malikite, né, lui, dans un petit village de province, affirme qu’un cadi doit être baldî, parce qu’en plus de mieux connaître ce qu’il en est de la fiabilité des notaires, il connaît aussi bien mieux « les positions sociales des gens et saura ainsi mieux proportionner les sanctions (ta`zîr) ». Il y ajoute le critère de la richesse, dont il doit faire étalage, manière d’imposer l’autorité de l’office au commun (Ibn Salâma, f° 15 r°). Remarquons que cette revendication restreignant l’usage de baldî à une partie seulement des citadins (par la naissance et/ou l’ancienneté familiale) existe aussi dans d’autres villes du Maghreb, comme c’est le cas à Alger au XVIIIe siècle, où De Haëdo identifie une catégorie d’habitants de la ville « qui se font appeler dans leur langue « baldis », qui veut dire la même chose que ciudadano… » : des natifs ou naturels de la cité, à côté des Kabyles, des Arabes des douars et des musulmans d’Espagne, des Turcs et des Juifs (De Haëdo, 1612, 8). De Haëdo les identifiait explicitement aux Ciudadano, qui, dans la littérature légale de la Castille de l’époque moderne, ne recouvrait qu’une partie, idéalisée, des citadins et n’était pas en usage pour désigner les citoyens d’une cité (Herzog, 2003). A Fès, un terme très proche, bildiyyîn, est revendiqué par les musulmans d’origine juive sur la base de leur antériorité par rapport aux autres habitants de la ville et notamment les Shurfa et les Andalous, dans un conflit qui tourne fondamentalement autour du droit d’accès aux souks de la ville (Garcia-Arenal, 1987). Mais d’autres cas indiquent que la revendication de baldî peut aussi être plus large jusqu’à réunir l’ensemble des « gens de la ville » (ahl al-hâdhira). En 1836, à la suite de la réforme ottomane similaire, le bey de Tunis décide d’instaurer la circonscription. « Des faibles d’esprits » issus des faubourgs selon le chroniqueur B. Dhiaf (âpre défenseur de la réforme) s’agitent et revendiquent l’exemption des Tunisois et de réserver le service militaire à ceux qui (Turcs et Kabyles), en vertu de l’usage, perçoivent des pensions pour le faire. Ils réussissent à mobiliser un grand nombre de gens dans toutes les catégories de la ville et finissent par avoir gain de cause.
Depuis la révolution de 2011, le clivage est réactualisé avec plus de force, avec l’alternance au pouvoir d’hommes perçus comme issus de l’une ou de l’autre catégorie, doublant les oppositions idéologiques plus visibles (entre islamistes, arabistes, libéraux dits «laïcs » et partisans de la gauche). Un correspondant tunisien du journal Jeune Afrique décrit ainsi un candidat à la présidence, en pleine campagne électorale, dans un article du 08 décembre 2014 : « Béji Caïd Essebsi appartient à une famille de la grande bourgeoisie tunisoise issue de l’administration beylicale. C’est un pur beldi, aux yeux et au teint clairs… » . Un autre stigmatise les baldî-s car « Un de leurs représentants n a-t-il pas « dirigé» le fameux Comité de Défense de la « Révolution » et autres institutions fantoches, puisque téléguidées de l’étranger ? N’ont-t-ils pas placés leurs larbins à la tête de départements importants dans les différents gouvernements ? N’a-t-on pas éliminé du parti (au pouvoir en 2016) toutes les têtes bien pensantes souvent d’origine « afaaqui »… » ?
Gageons que les affrontements engageant à un titre ou un autre le terme ne sont pas encore près de s’éteindre
Bibliographie (sélection) :
Abdesselem (Ahmed), Les historiens tunisiens des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Essai d’histoire culturelle, Paris, Kliencksieck, 1973.
Bargaoui (Sami), « Le baldî, entre histoire et droit », Hénia (Abdelhamid), Itinéraire d’un historien et d’une historiographie. Mélanges de Diraset offerts à M. H. Chérif, Tunis, CPU, 2008, p. 105-124.
Ben Achour (Mohamed El Aziz), Catégories de la société tunisoise dans la seconde moitié du XIXe siècle, Tunis, INAA, 1989
Chater (Khlifa), « Les notables citadins en Tunisie au cours de l'ère coloniale : le concept du beldi et ses mutations », Cahiers de la Méditerranée, 45, 1992, p. 117-1.
Chérif (Mohamed Hédi), Pouvoir et société dans la Tunisie de Husayn Ben Ali (1705-1740), Tunis, Publications de l'Université de Tunis, t. 1, 1984.
Haëdo (Diego de), Topographia, e historia general de Argel, Valladolid, 1612.
Clément (François), « À propos de balad / bilād et autres noms. Quelques observations sur la terminologie des grands territoires dans les sources arabes », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 21, 2011, p. 75-86.
Hénia (Abdelhamid), Propriété et stratégies sociales à Tunis (XVIe-XIXe siècles), éd. Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis, Tunis, 1999.
Idem., « Représentations sociales de la richesse et de la pauvreté à Tunis aux XVIIIe et XIXe siècles », Planel Anne-Marie (Dir.), Maghreb. Dimensions de la complexité, Alfa, 2004, p. 203-2012.
Idem., « Mémoires d’origine et gestion communautaire de l’intégration en Tunisie (XVIIe-XIXe siècles) », EtnoAntropologia, v. 3, n. 1, , 2015, p. 73-88.
Herzog (Tamar), Defining Nations: Immigrants and Citizens in Early Modern Spain and Spanish America, New Haven and London, Yale University Press, 2003.
Garcia-Arenal (Mercedes), « Les bildiyyîn de Fès, un groupe de néo-musulmans d’origine juive », Studia Islamica, 66, 1987, p. 113-143.
Ghorbal Samy, http://www.jeuneafrique.com/38503/politique/pr-sidentielle-tunisienne-b-ji-caed-essebsi-le-pouvoir-et-le-style/, consulté le 20/01/2018
Gouja Moncef, sur le site Points.tn le 16 janvier 2016, consulté le 20/01/2018 ici : http://www.points.tn/2016/01/la-tentation-monarchique-et-le-regne-des-familles/
Ibn Abî al-Dhiyâf (Ahmad), Ithâf ahl al-zamân bi akhbâr tûnis wa `ahd al-amân, 8 vol., 1962-1964
Ibn Salâma (M.), Al-iqd al-munadhdhad fî târîkh al-bâshâ ahmad, manuscrit n° 18618, Bibliothèque Nationale (Tunisie)
Sa`âda (M.), Qurrat al-`ayn bi nashr fadhâ’il al-malik Husayn wa qam`i dhî al-mayn, manuscrit n° 7129, Bibliothèque nationale (Tunis).