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Le Kef (Tunisie), 2nd XIXe siècle.
En octobre 1866, le gouverneur de la ville du Kef écrit au ministre de l’intérieur (wazir al-‘amala) à Tunis pour dénoncer le comportement du nassioun Lakhdar b. Gaddour al-Jeridi décrit comme mauvais et bagarreur (min ahl al-khabaith wa-tachâjur). Il se serait attaqué, selon l’auteur de la lettre, à « l’honorable » Mohammad b. Ammar hamba (fonctionnaire) dans le quartier juif, le frappant des mains et des pieds après l’avoir jeté par terre. Le terme Nassioun, qui qualifie l’accusé, est une des multiples déclinaisons de langage que l’on trouve dans les écrits tunisiens du XIXe siècle pour désigner les protégés : himaya (de l’arabe), « protessioun » et « nassioun » (du français), « suddito » (de l’espagnol), ou encore « ra’aya duwal ajnabiyya (sujets des États étrangers).
Cf. Matériau : Plainte du Qa’im maqam du Kef contre Lakhdhar b. Kaddour el-Jeridi
Ces mots de la protection renvoient à une affiliation juridique conférée par les consulats des puissances européennes à Tunis à une partie des habitants de la province au XIXe siècle en vertu d’une certaine interprétation des capitulations ottomanes. Elle permettait à son porteur, tout en restant sous le pouvoir local, de jouir de juridictions extraterritoriales notamment en matière de justice et d’impôts, non sans provoquer de nombreux conflits sociaux et juridictionnels. (Hanley, 2017 ; Boogert, 2005 ; Kenbib, 1996 ; Ben Slimane, 2013).
A partir des années 1860, la ville du Kef devient ainsi le théâtre d’incidents récurrents liés à la revendication ou la mise en cause des prérogatives de ce statut. Etant donné sa proximité avec la frontière algérienne tenue par les autorités françaises, Le Kef se transforme en passage privilégié vers la ville voisine de Souk Ahras, en territoire algérien, pour des sujets tunisiens, musulmans et juifs, qui, se prévalant d’origines algériennes, cherchent à obtenir la protection française.
Cf. Matériau : Multiplication des cas de protégés (nassioun) dans la ville du Kef.
Pour ces sujets, la démarche consiste à acquérir les actes de notoriété attestant de ces origines qui leur permettent de se procurer des patentes de protection. En effet, tout Français à l’étranger, et en particulier dans ce cas les Algériens, eux-mêmes Français en droit (quoique sans pouvoir se prévaloir de la citoyenneté française), peut faire valoir un statut de protégé consulaire (Amara, 2012 ; Blevis, 2014). La plainte portée contre Lakhdar b. Gaddour al-Jeridi se déroule dans ce contexte.
Accusé, Lakhdar b. Gaddour al-Jeridi, bénéficie du soutien du responsable français de la station du télégraphe de la ville du Kef. Ce dernier, accompagné de son drogman Mohiédine (protégé lui aussi) exige du gouverneur l’emprisonnement du fonctionnaire (hamba) impliqué dans la bagarre et sa condamnation au paiement d’une amende de 6o piastres au bénéfice de son adversaire. Cette intrusion ne manque pas d’irriter le représentant du pouvoir beylical qui défend le fonctionnaire et le considère comme un officiel qui ne peut être jugé que par le souverain lui-même. Si la protection est de plus en plus perçue par les autorités locales comme une atteinte à la souveraineté du bey, pour les concernés, se placer sous une juridiction européenne revient à se prémunir contre les potentiels agissements à leur encontre des agents gouvernementaux. Le gouverneur du Kef ne fournit aucun détail sur les causes de cette dispute, mais il accepte finalement de mettre le hamba en prison pour, selon ses dires, « calmer les esprits ».
Se protéger contre les agissements des représentants du pouvoir politique fondait un argument mobilisé et discuté jusque dans les sphères du pouvoir judiciaire. Dans une affaire plus ancienne, le savant, ‘alîm, Muhammad al - Annabi, cadi de Ras Jbel, localité dans le nord-est du pays, s’était réfugié, en 1840, pour un court intermède, dans le consulat anglais en signe de protestation contre les agissements du gouverneur de la localité voisine Ghar El Melh qui venait d’enrôler, contre son gré, ses deux fils dans la garnison du lieu. Le bey qui cherchait à destituer le savant de ses fonctions sous prétexte que son acte entamait sa notoriété, s’était heurté à l’opposition d’un autre ‘alîm, Ibrahim Riahi - la plus haute autorité juridique et religieuse malékite de l’époque- qui, dans une fatwa où il invoquait des cas précédents dans la tradition islamique, avait considéré que se protéger contre l’injustice en se mettant sous la protection d’un non-musulman était un acte licite (Aḥmad b. Abī l-Ḍiyāf, Ithaf-4, 1980).
Les avantages que procure la protection étrangère dans la deuxième partie du XIXe siècle ne tardent pas à attirer d’autres catégories de sujets du bey, notamment les juifs qui, malgré l’abolition du statut de la dhimma (comme le stipule le ¨Pacte fondamental » promulgué en 1857), continuent, dans la pratique, d’être privés des droits de citoyenneté. Les archives montrent que ceux-ci sont nombreux dans les villes de la province à se mettre sous protection étrangère.
A la fin du mois de juin 1870, dans la même ville du Kef, le gouverneur Salah b. Muhammad, fin connaisseur de la région frontalière, se plaint dans une lettre au premier ministre du comportement de Haïm Salameh dont il conteste le statut de protégé (français). Selon lui, Haïm qui est un juif originaire de la ville de Tunis (nasaban we maskanan), où il travaille comme fabriquant de lampe, et dont le frère travaille chez un officiel du gouvernement du nom de sidi Mohammed, s’est soustrait aux autorités locales en se faisant inscrire « nassioun » à Souk Ahras. La nouvelle affiliation libère Haïm des obligations fiscales auxquelles étaient soumis les sujets du bey. Haïm, écrit le gouverneur, « ne cesse de faire l’éloge de son nouveau statut qui l’avait débarrassé, selon ses dires, de la tutelle de l’Etat tunisien, déclarant que, devenu nassioun, il n’est plus soumis à personne », et encourage ses coreligionnaires à suivre son exemple. En particulier, selon son détracteur, Haïm s’oppose au paiement de l’impôt (mahsoulat) sur ses activités commerciales et agresse son percepteur « au vu et au su de tout le monde ». Le gouverneur déplore la non application de la justice tunisienne à ces protégés et réclame le bannissement de Haim et son éloignement de la ville du Kef. Vingt-quatre notables de la ville du Kef, dressent, à la demande du gouvernement, un acte notarié dans lequel ils condamnent le comportement de Haïm Salameh et l’impunité dont il jouit du fait de sa prétendue himaye, ou protection.
Echapper à la justice locale est aussi un facteur important dans la quête de la protection. Celle-ci dote ses titulaires d’une plus grande liberté de parole et d’action. Une autre plainte vise Mohiédine, le drogman de la maison du télégraphe du Kef, cité plus haut. Il est dit de lui que, couvert par son statut de protégé, il se permet publiquement de « consommer du vin et tout ce qui va avec ». Mais, beaucoup plus grave, l’accusation à son encontre concerne les pouvoirs juridictionnels qu’il se serait octroyé. Dans cette ville où il n’y a pas encore de consulat, on lui fait le grief d’intervenir activement pour démêler les affaires dans lesquelles sont impliqués des protégés au détriment des autorités beylicales, auxquelles sont soustraites les causes les concernant. « Il s’ingère dans les affaires concernant les sujets des Etats », s’indigne le gouverneur du Kef et ainsi s’érige en « avocat général (wakil umumi) en faveur de ceux qui commettent des infractions, se prétendent nassioun et courent se mettre sous sa protection ». Pour se faire Mohiédine consulte « le mufti et les deux notaires de la ville, auxquels il livre les informations [concernant les affaires] leur demande conseil chaque fois qu’il est confronté à une affaire compliquée (…), ceux-ci le chargent parfois d’établir des preuves ». Il s’arroge ainsi un pouvoir qui, revendique le gouverneur, « relève en principe de la responsabilité de notaires de confiance ». La protection aurait ainsi impulsé l’émergence de pouvoirs judiciaires alternatifs à ceux des autorités locales et des consulats.
La protection était motif à confrontation entre les multiples juridictions au détriment souvent des revendications des autorités locales. Les affaires de dette dans les villes côtières confirment ces issues. En 1863, dans une lettre au premier ministre, le président du tribunal civil de Sfax s’inquiète des agissements du vice-consul sarde et des juifs de la ville. En effet, un certain Hamoush Guenishi ne réussissant pas à se faire rembourser par son créancier musulman, transfère la dette au nom du vice consul susmentionné, non sans avoir auparavant falsifié le contrat de la dette en y ajoutant une phrase confirmant l’opération. Le président du tribunal exprime sa crainte de voir ce type d’action se multiplier et constituer un précédent susceptible d’encourager l’ensemble des juifs et une partie des musulmans à transférer leurs contrats de créance au nom du vice-consul et à se réclamer ainsi de sa protection et de la justice consulaire.
La défense ou la mise en cause du statut de protégé imprègnent largement les transactions commerciales et leurs issues judiciaires. L’affaire de la dame Fattouma bint Hamda Na’ass at-Trabelsi qui, porte plainte, devant le tribunal contre Souleyman b. Messaoud al-Jirbi (le Djerbien) pour une dette que nie celui qu’elle désigne comme son débiteur est un exemple. Fattouma s’était portée garante à deux reprises (et avait, pour ce faire, avancé de l’argent), au profit de deux femmes qui avaient contracté chacune un prêt auprès de Souleyman b. Messaoud. Chaque fois que l’une des débitrices s’acquittait de sa dette, Fattouma était également remboursée. Mais en 1861, elle porte plainte, contre Souleyman devant un tribunal à Tunis, l’accusant de ne pas reconnaitre un prêt de 500 piastres qu’elle lui aurait avancé en présence de deux témoins, une femme et un homme (qui viennent témoigner en sa faveur). Celui qui tient lieu d’avocat, un homme originaire de la région algérienne du Mzab, fait prévaloir son statut de protégée. Une enquête est ouverte pour déterminer ce qu’il en est. Alors que les autorités beylicales confirment son statut de sujet local, « ra’iyyat al-mamlaka » le consulat français en défend, le statut de protégée, au motif que Fattouma est veuve d’un sujet français du Mzab et, à ce titre, a hérité du statut de son mari : « la femme du nassioun suit le statut de son mari ». Les autorités beylicales refusent de reconnaitre un tel statut étant donné la mort du mari algérien, considérant ainsi que « l’affaire se déroule désormais entre deux Tunisiens ». Mais, au nom des enfants de la plaignante, le drogman du consulat français réclame à son tour les droits réclamés par Fattouma. On comprend qu’être protégé consiste à s’assurer la défense de sa cause par une instance de poids.
Cf. Matériau : Affaire de Fattouma bint Hamda Na’ass at-Trabelsi veuve d’u sujet français du Mazab en Algérie contre Suleimène b. Messaoud.
Les protections affectent également les successions, dans la mesure où elles permettent un jeu des règles attachées aux droits différents. Le conflit entre plusieurs sources juridictionnelles est, par exemple, au cœur des actions des protagonistes dans l’affaire célèbre de la succession de Nessin Scemama, grand commis du gouvernement beylical juif, décédé en 1873 à Livourne, avant d’avoir obtenu la nationalité italienne pour laquelle il avait postulé (Ben Slimane, 2015 ; Oualdi, 2015 ; Marglin, 2018).
Le processus de construction du statut de nassioun s’effectue dans un contexte de pluralité juridictionnelle auquel les gens s’adaptent en s’adonnant chaque fois à des recompositions, combinaisons ou confrontations dans le but de faire valoir des droits d’appartenance privilégiés. Aussi, la protection est indissociablement un terrain de conflits entre les différentes juridictions dont les pouvoirs sont l’objet de concurrences sur le terrain de la définition des droits de cité.
Bibliographie (sélection) :
Aḥmad b. Abī l-Ḍiyāf, Itḥāf ahl al-zamān bi-Akhbār mulūk Tūnis wa-ʿAhd al-Amān, (chronique des rois de Tunis et du Pacte Fondamental), Tunis, Maison Tunisienne d’Edition, 1990, t.4.
Noureddine Amara, « Être Algérien en situation impériale, fin XIXe siècle, début XX siècle. L’usage de la catégorie “nationalité algérienne” par les consulats français dans leurs relations avec les Algériens fixés au Maroc et dans l’Empire Ottoman », European Review of History / Revue européenne d’histoire, 19, 2012, pp. 59-74.
Fatma Ben Slimane, « Définir ce qu’est être Tunisien. Litiges autour de la nationalité de Nessim Scemama (1873-1881) », Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée (RMMM), n° 137, 2015-1.
Fatma Ben Slimane, « Une « dhimma inversée » la question des protections dans la Régence ottomane de Tunis », in Jocelyne Dakhlia et Wolfgang Kaiser (dir.), Les musulmans dans l’histoire de l’Europe. II. Passages et contacts en Méditerranée, Paris, Albin Michel, 2013, pp. 345-369.
Laure Blevis, « Quelle citoyenneté pour les Algériens », in Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale 1830-1962, Paris, La Découverte, 2014, pp. 352-358.
Will Hanley, Identifying with nationality, Europeans, Ottomans and Egyptians, Columbia University Press, 2017.
Mohammed Kenbib, Les protégés : contribution à l’histoire contemporaine du Maroc, Rabat, Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis, 1996.
Jessica M. Marglin ; « La nationalité en procès : Droit international privé et monde méditerranéen », Annales, Histoire, Sciences Sociales, Vol. 73 , mars 2018, pp. 83-117.
Juliette Nunez, Sujets et protégés de la France dans la régence de Tunis (1848-1881), Paris, Ecole Nationale des Chartes, 1987.
M’hamed Oualdi ; « La nationalité dans le monde arabe des années 1830 aux années 1960 : négocier les appartenances et le droit » Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, n° 137, 2015-1, pp. 13-28.
Maurits H. Van Bougert, The Capitulation and the Ottoman Legal System : Qadi, Consuls, and Beratlı in the Eighteen Century, Leide-Boston, Brill, coll. “Studies in Islamic law and society”, 2005.