Marmites du Bayt al-mâl
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Alger (Algérie), XVIIIe-XIXe siècle
1. À Alger, à l’époque ottomane, les locaux du Bayt al-mâl, une institution chargée de gérer les successions vacantes et incertaines, abritaient de façon énigmatique près de 70 marmites (tandjara) et chaudrons (qazân) essentiellement en cuivre. Cette vaisselle est détaillée par un inventaire établi en 1837. Celui-ci fut dressé sept ans après le début de la conquête française, au moment où les nouvelles autorités se donnèrent les moyens de contrôler le fonctionnement (encore quelques années actif) et les biens administrés par l’institution du Bayt al-mâl.
Cf. Matériau : Description des effets du Bayt al-mâl en cuivre, en tissus, etc. 1837
Déjà en 1836, un rapport d’inspection de l’administration du domaine colonial, décrivant les prérogatives de l’institution, faisait état de marmites du Bayt al-mâl destinées à être « prêtées à des particuliers ». Selon son auteur, l’institution détenait un certain nombre d’immeubles dont les loyers de deux d’entre eux étaient consacrés à l’achat de pain pour les pauvres, tandis que les ressources de deux autres étaient destinées à l’achat de ces marmites. Vingt-cinq ans après ce rapport, la mise en forme d’une liste (en langue arabe), témoignant de ce que la situation était désormais bien mieux maitrisée par les agents coloniaux, fait état de l’emplacement et l’état des immeubles qui, en 1830 étaient placés sous l’administration du Bayt al-mâl et qui, depuis, avaient été détruits ou accaparés par le domaine. Parmi les édifices, un ensemble immobilier, depuis rattaché au domaine, avait formé un waqf institué au profit de « l’étain pour les chaudrons et marmites ». Autrement dit, ces immeubles avaient été « immobilisés », rendus inaliénables, et les revenus tirés de leur location consacrés au financement d’une activité d’étamage. Ainsi, le Bayt al-mâl, à la tête d’un remarquable patrimoine en vaisselle de cuivre, avait eu à charge l’administration d’une donation perpétuelle destinée à entretenir cette vaisselle. Ce rapprochement permet de se demander si l’auteur du rapport de 1836, dont l’inspection n’était alors qu’approximative et peu familière du terrain, n’a pas déduit la pratique d’achat de marmites de ce qui en réalité procédait d’une activité de rénovation de ces mêmes marmites, et si les immeubles dédiés à la fourniture de récipients en cuivre, qu’il avait signalé, n’étaient donc pas plutôt ceux-là mêmes qui avaient été immobilisés en vue d’en financer l’étamage. L’hypothèse se trouve étayée par un dernier élément d’information qui concerne l’origine d’au moins deux des récipients du Bayt al-mâl. Il s’agit d’« une grande marmite et un chaudron de petite taille avec son couscoussier et son couvercle, tous en cuivre [qui] sont entrés au Bayt al-mâl (dakhalat lî), [provenant] de la succession de la waliya Nafûsa [et qui sont dédiés] au bénéfice des pauvres et des indigents qui en ont la jouissance ». L’« entrée au Bayt al-mâl », autrement dit l’acquisition de marmites par l’institution, ne résultait donc pas nécessairement d’achats. Les successions en déshérence, en effet , constituaient une source d’approvisionnement. Par ailleurs, le reversement de ces marmites au patrimoine du Bayt al-mâl d’identifiait à une opération de consécration des ustensiles au profit « des pauvres et des misérables ». Tous ces éléments et indices permettent de restituer une dynamique aux dimensions à la fois juridiques, sociales et politiques de formes indissociablement charitables et civiques des usages commensaux des marmites.
2. En premier lieu, le lot des marmites du Bayt al-mâl s’identifie juridiquement à une institution pieuse et charitable en tout point comparable à une mosquée. On sait en effet que les marmites (et la vaisselle plus généralement) faisaient partie des rares biens meubles qui, comme les immeubles et terrains fonciers, pouvaient faire l’objet de donations inaliénables et perpétuelles (waqf) au bénéfice d’une institution pieuse (Peters, 2002 ; Marino et Meier, 2009). Le terme de waqf, concernant la vaisselle du Bayt al-mâl, apparaît pourtant non pas pour qualifier les marmites elles-mêmes mais pour qualifier les immeubles qui en formaient le patrimoine, destinés à l’achat de « l’étain pour les marmites et les chaudrons ». Cette dotation identifiait bien ces marmites aux institutions pieuses et charitables, telle des mosquées, auxquelles était consacré un patrimoine immobilisé. De plus, et à nouveau comme les mosquées ou encore les cimetières, ce qui en entérinait la condition de fondation perpétuelle et inaliénable, ne passait pas tant ou pas nécessairement par un enregistrement légal que par l’usage-même qui en était fait (Peters, 2002) ; en somme la pratique de la consécration des marmites « aux pauvres et aux misérables » était créatrice de leur statut légal d’œuvre pieuse et charitable. Cela explique notamment l’absence d’acte de waqf relatifs à des marmites, constatée par de nombreux historien.ne.s (Marino et Meier, 2002 ; Hanna, 2011).
3. Ce statut éclaire les processus de formation de corps sociaux fondés autour de ces marmites formant de véritables institutions. Les débats historiens quant au statut juridique des corporations de métier à l’époque ottomane se sont heurtés au principe selon lequel nul statut légal n’aurait été reconnu à de telles entités collectives. Or, fait bien connu, de nombreuses corporations étaient dotées de waqf, et principalement de waqf de vaisselles de cuivre dont les profits de la location étaient notamment destinés aux pauvres de la corporation. Ce n’était donc pas tant les corporations qui se dotaient de waqf, qu’à l’inverse, la constitution de ces waqf qui instituaient les corporations. Le fait même de manger ensemble dans ces marmites était l’acte de création de la corporation. La pratique d’y consacrer de la vaisselle désignait le corps aux membres duquel ces ustensiles était destinés. Elle organisait en son sein l’administration du bien ainsi mis en commun. Et elle définissait les droits respectifs de ses membres sur cette ressource. C’est ce même processus d’institution de corps qui accompagnait, au sein des casernes à Alger, les consécrations d’ustensiles de cuivre par des militaires au bénéfice de leur chambrée. Ainsi la multiplication des corps au sein des institutions étatiques ne résultait pas simplement de la déclinaison d’un modèle sultanien (ainsi que l’analyse des households ottomanes les ont souvent présentées) mais pouvait avoir été l’initiative de simples soldats qui en dédiant une marmite donnaient corps à leur tablée. La commensalité apparaît ainsi avoir été un puissant fermant de façonnages communautaires. Il n’est pas jusqu’à la participation aux repas collectifs, régulièrement organisés au sein des communautés villageoises (et invariablement dédiés aux pauvres), qui n’ait eu (et continue d’avoir dans la plupart des bourgades rurales au Maghreb) cette même fonction d’affirmation des appartenances communes. D’un côté, s’énonçait la réalité d’un corps. De l’autre, s’actualisait ou se défendait le privilège de l’accès aux ressources communes. Les seules logiques de l’intérêt économique, de la légitimité politique, du légalisme institutionnel, ou encore du symbolisme anthropologique n’explicitent que de façon peu probante la réalité de tous ces corps. Pour en rendre compte, il faut chercher les marmites et leurs usages commensaux.
4. La charge politique des repas partagés se signale notamment dans la province ottomane d’Alger dans les attributs reçus par les agents du pouvoir au moment de leur nomination. Un registre consignant, pour le premier tiers du XIXe siècle, l’entrée en fonction de certains d’entre eux au service du Baylik du Titteri, en fait état. Il signale que, parfois en sus d’armes, l’ensemble des éléments composant une cuisine était systématiquement remis à ces agents. La consignation de chaque pièce était reportée dans le registre avec constance et détail [1]. Cela indique qu’était mis à disposition un service de vaisselle standard, dont les pièces visiblement usagées avaient connu des dépositaires successifs. Ce service comprenait généralement « 21 assiettes en cuivre sans couvercle, une grande marmite (tanjara) sans couvercle, un grand pot ancien et retapé, une cruche et deux petites cafetières ». Ainsi, les ustensiles prévus pour restaurer une tablée consistante comptaient au nombre des instruments de pouvoir mis à la disposition des chefs. Rassemblant les hommes attachés aux services de ces derniers, les repas donnés étaient autant de moments qui entérinaient la reconnaissance de leur autorité. Que la commensalité ait été une pratique privilégiée d’assise des loyautés se vérifie tout autant dans les pratiques du gouverneur de la province lui-même. Dans le palais du Dey d’Alger, pas moins de « trois chambres étaient remplies de plats, marmites, chaudrons, bouilloires et cafetières, pour le jour où le dey recevait à dîner des orta [divisions] de janissaires. Ce service avait l'apparence de l'argent, bien que ce ne fût que du cuivre rouge étamé. » (Eudel, 1902, 341). Un service d’étamage attaché au palais était organisé en conséquence (Zohra, 2012, 138-139). Les banquets réunissant les membres de l’armée étaient une tradition de la cour ottomane (Meeker, 2002, 137-138).Tout gouverneur avait ses cuisines réservées au service de ce rituel politique. À Alger, ces repas collectifs ont laissé des traces dans l’historiographie, car ils étaient des moments sensibles au cours desquels s’actualisaient les allégeances et la fidélité au gouverneur, ou, à l’inverse, se cristallisait la défiance envers le pouvoir. Dans ce cas, la marmite était retournée, signal de la révolte et annonce de la destitution du prince (comme par exemple en 1633 : Grammont, 2002, 177).
Par ailleurs, la régulation des droits à la marmite sanctionnait exclusions autant qu’inclusions et présidait à des revendications et des luttes autour de ces enjeux. Le pouvoir de l’administrateur des ustensiles, à qui était échu ce rôle, était suffisamment patent pour que les membres des corporations, par exemple, aient pour règle de se prononcer de concert pour nommer celui-ci (Hanna, 2011). La fonction ailleurs pouvait être revendiquée ou jalousement conservée. À Tunis en 1827, la mort de Fâtima Mistîrî l’épouse de Husayn Bey et descendante de ‘Uthmān Dey, donna lieu à un éloge de la part du célèbre chroniqueur tunisois, Ibn Abî l-Diyâf mettant justement en scène les attentions scrupuleuses de la dame concernant les prêts de sa vaisselle. Ainsi, « elle connaissait le rang des gens ; quand un notable de la capitale donnait une réception et omettait de lui faire emprunter les pièces d’orfèvrerie ou la vaisselle de ce genre qu’on utilise habituellement dans les réceptions, elle lui envoyait une de ses servantes, lorsque la réception était terminée, pour le féliciter et lui dire : “C’est l’usage dans notre ville que celui qui donne une réception demande à ses proches de l’aider à réunir [les ustensiles et] les objets nécessaires. Comme dit le proverbe : [même] celui qui porte la couronne a besoin [des autres]. J’ai été chagrinée de n’avoir pu te donner aucune aide pour ta réception.” » (Ibn Abî l-Diyâf, 1994, 11-12). Que le prestige de certaines maisons ait tenu à la capacité de ses membres de maintenir à disposition les marmites destinées à l’organisation de réjouissances collectives et à imposer leur intercession en la matière indique quel pouvoir résidait dans ces usages.
De tels enjeux explicitent les prétentions exclusives de la famille sultanienne sur une institution caritative de premier ordre dans l’empire, les imaret. Ces cuisines, organisées tout entière autour de la distribution de repas quotidiens, étaient constituées en waqf (Bilici, 2003 ; Singer, 2003 ; 2005 ; 2007 ; Meier 2007 ; Ergin, Neuman et Singer, 2007). Orientale, anatolienne et européenne, l’institution de l’ imaret n’a pas prévalu au Maghreb. Pourtant, nous avons l’indice que, à leur façon, les représentants du pouvoir central d’Alger captaient l’autorité attachée à l’usage des marmites. L’unique élément dont nous disposons quant à l’utilisation effective des marmites du Bayt al-mâl révèle en effet une étroite relation avec la principale zaouia de la ville, celle de Sîdî ‘Abdarrahmân al-Tha‘âlibî. Au sein de cette institution, des repas hebdomadaires étaient servis en quantité. Et c’est auprès du Bayt al-mâl que ses responsables s’approvisionnaient en ustensiles de cuisine pour les repas « dont les pauvres [avaient] la jouissance dans la nuit de chaque vendredi ». Ainsi, sans disposer de cuisine propre, mais en prenant place dans les activités caritatives de la ville par l’intermédiaire de ses marmites, l’institution du Bayt al-mâl présidait à la distribution de nourriture et aux droits qui lui étaient attachés.
Cette coopération entre la grande zaouia de la ville et le Bayt al-mâl est révélée par inadvertance, à l’occasion de l’enregistrement de l’emprunt qui eut lieu alors même que venait d’avoir été dressé l’inventaire des ustensiles détenus dans le local du Bayt al-mâl. Des autres usages de ces marmites nous n’avons pas de trace et il n’est pas possible de se faire une idée exacte des usagers des marmites du Bayt al-mâl. Les termes à ce propos paraissent contradictoires. Tandis que les marmites étaient formellement dédiées “aux pauvres et aux misérables”, et que certaines d’entre elles étaient effectivement empruntées temporairement par la grande zaouia de la ville, le premier rapport de l’administration coloniale faisait état de “prêts à des particuliers pour leur fête”. Notre analyse suggère cependant que ces indices proposent une fausse alternative. Elle invite en effet à considérer avant tout l’institution fondée par ces marmites, et la juridiction que son administration charpentait . Elle souligne les liens actifs et effectifs entre capacité à « tenir la marmite », gain de loyautés, et exercice du pouvoir. Quels qu’aient été les usagers des marmites du Bayt al-mâl, la dynamique des processus d’affiliation attachés à ce service participaient des dimensions civiques et politiques d’une des sphères de pouvoir de la ville.
Bibliographie (sélection) :
Bilici Faruk, 2003, « Les imaret ottomanes : un instrument de lutte contre la pauvreté ? », in Pascual Jean-Paul (dir.), Pauvreté et richesse dans le mode musulman méditerranéen, Paris, Maisonneuve et Larose.
Ergin Nina, Neumann Christoph K. et Singer Amy, 2007, Feeding People, Feeding Power: Imarets in the Ottoman Empire, Istanbul: Eren Yayınları.
Eudel Paul, 1902 , L’orfèvrerie algérienne et tunisienne, Alger, Adolphe Jourdan.
Grammont Henri-Delmas de, 2002 (1887), Histoire d’Alger sous la domination turque, 1515-1830, Saint-Denis, Bouchène.
Hanna Nelly, 2011, "Guild Waqf: Between Religious Law and Common Law", in Ghazaleh Pascale (ed.), Held in trust: Waqf in the Islamic world, Cairo: American University in Cairo Press, 135-155.
Ibn Abî l-Diyâf, 1994, Présent aux hommes de notre temps. Chronique des rois de Tunis et du pacte fondamental chapitre VI et V, vol.1, éd. et trad. André Raymond et Khaled Kchir, Tunis, IRMC-ISHMN-Alif.
Marino Brigitte, Meier Astrid 2009, « The Copper Plates of Ipshîr Mustafâ Pasha. Waqf al-manqûl in Mamlûk and Early Ottoman Damascus », in Bakhit M. (ed.), Endowments in Bilâd al-Shâm since the Arab Conquest up to end of the 20th Century, The 7th International Conference on the History of Bilâd al-Shâm, Amman, Université jordanienne, II, 679-724.
Meier Astrid, 2007, « For the Sake of God Alone? Food Distribution Policies, Takiyyas and Imarets in Early Ottoman Damascus », in Ergin Nina, Neumann Christoph K. et Singer Amy (ed.), Feeding People, Feeding Power: Imarets in the Ottoman Empire, (Istanbul: Eren Yayınları, 2007).
Peters Rodolph, 2002, « waqf », Encyclopédie de l'Islam, Leiden, Brill, <http://dx.doi.org.lama.univ-amu.fr/10.1163/9789004206106_eifo_COM_1333>
Singer Amy, 2005, “Serving up Charity: The Ottoman Public Kitchen.” The Journal of Interdisciplinary History, vol. 35, no. 3, pp. 481–500.
- 2002, Constructing Ottoman Beneficence: An Imperial Soup Kitchen in Jerusalem, Albany, State University of New York Press.
- 2003,“The privileged poor of Ottoman Jerusalem”, in Pascual Jean-Paul (ed. ) Pauvreté et richesse dans le monde musulman méditerranéen, Paris, Maisonneuve & Larose, 257-269.
Zohra Zakia, 2012, D'Istanbul à Alger : la fondation de waqf des Subul al-Khayrāt et ses mosquées hanéfites à l’époque ottomane (du début du XVIIIe siècle à la colonisation française), doctorat de l’Université d’Aix-Marseille.
Note de fin :
[1] Fonds ottoman des Archives nationales d’Algérie, série 10, registre 40 (122).
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Description des effets du Bayt al-mâl en cuivre, en tissus, etc. 1837
Métadonnées
Description
17 : d'abord 17 morceaux de toile de coton
367. 4 : puis parmi eux 367 morceaux et demie de…
84 : puis parmi eux 84 morceaux de taffetas
42 : puis parmi eux 42 chaudrons en cuivre parmi lesquelles, une marmite
7 : puis parmi eux 7 grandes marmites en cuivre
6 : puis parmi eux 6 couscoussiers en cuivre
17 : puis parmi eux 17 trépieds en fer
23 : puis parmi eux 23 draps pour couvrir les morts
5 : puis parmi eux 5 tapis de facture anatolienne
4 : puis parmi eux 4 grands sacs de vieux contrats
6 : puis parmi eux 6 vasques en cuivre [ornementés] d'écritures destinées aux difficultés de la délivrance des femmes en couches.
4 : puis parmi eux 4 coussins
4 : puis parmi eux 4 coffres
1 : puis parmi eux un grand buffet
Cela est ce qui a été trouvé dans l'établissement susmentionné comme cela est clair ci-dessus, [inventaire établi] sous la responsabilité du Sayyid al-qâḍî actuel et du Sayyid Az-Zarrûq comme mentionné sur la page de gauche à la date ci-dessus. L'auteur de l'écrit est Muḥammad bin al-‘Arbî bin Ḥamûda que Dieu porte assistance à lui-même et à tous les musulmans. Amîn.