Marmites du Saint Esprit
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Piémont (Italie), XVIe-XVIIe siècle
1. Les visites pastorales et apostoliques des XVIe et XVIIe siècles dans le Piémont [1] (entre les duchés de Savoie, Milan, Montferrat et la république de Gênes) donnent des informations systématiques mais fragmentaires sur une institution rituelle qui, à la fin du XVIe siècle, était l'association la plus répandue dans la région (bien plus que les pénitents) : la confratrie [2] du Saint-Esprit. Si l'on rassemble toutes les informations disponibles, on comprend que la confratrie, à la Pentecôte, organise et distribue un repas assez simple : des légumes sont cuits, assaisonnés ou non de viande et/ou de graisse de porc, consommés sous forme de soupe devant la maison de l'association, et arrosés d'abondantes libations de vin [3]. Ce repas absorbe tous les revenus des confratries : des redevances emphytéotiques, parfois des aumônes, ou des biens liés par les habitants du quartier ont cette seule et unique destination. Le langage des visiteurs pastoraux et apostoliques est souvent insaisissable, mais il indique sans équivoque que, quelle que soit sa forme, quels que soient ses revenus, la confratrie coïncide avec ce repas, au point qu'on ne dit pas tant que la confratrie existe, mais qu'« on la fait » (fietur). Elle ne serait rien d'autre que la réunion, et existerait au moment et dans la mesure où la réunion elle-même a lieu : comme le dit un visiteur, une confratrie consiste “à consommer” les revenus dont elle jouit.
Cf. Matériau : Trinité, XV siècle, Maison de la confratrie du Saint Esprit, Celle (CN)
La confratrie possède une maison (domus), que les visites ne décrivent jamais. Pourtant, c'était un bâtiment bien identifiable dans les villages et hameaux de l'époque moderne : il était souvent décoré de fresques, le maître du village y habitait (quand il y en avait un), très souvent les assemblées communautaires s'y tenaient. La description la plus détaillée d'une maison des confratries du Saint-Esprit a été rédigée le 7 mars 1622 par un auditeur de l’ordre de Saint Maurice du duc de Savoie, Michel Antonio Pasterotti, à l'occasion de sa visite à Villafranca, un village de la plaine piémontaise non loin de Saluces, dans le cadre d'une enquête ducale visant à recenser les éventuels biens des confratries, à les vendre et à établir ainsi des commanderies de l'Ordre chevaleresque de Saint-Maurice et Saint-Lazare à distribuer aux nobles clients du duc. À Villafranca, il y avait trois confratries, correspondant aux trois quartiers : l’ "ancienne" confratrie, au centre, Maddalena et Santo Stefano. Les trois bâtiments, très semblables les uns aux autres, étaient grands et composés de plusieurs espaces. De grandes pièces contenaient chacune une cuve, un four, d'autres servaient d'entrepôts pour le "grain" des confratries, des escaliers et une loggia donnaient accès à d'autres pièces apparemment vides. Dans la pièce centrale, il y avait un "grand fourneau... où l'on cuit et distribue du pain et des fèves ou d'autres légumineuses". Le poêle semblait être une construction imposante, "construite sur quatre colonnes" : en dessous, "il y a six chaudrons très pratiques". Dans un village voisin, le même auditeur parle d'un "grand fourneau avec des fenestrelles appropriées pour faire l'aumône et pour sa distribution". Chacune des trois maisons avait une grande "cour" où l'on peut imaginer que le rituel de la distribution de nourriture avait lieu. On peut également supposer que dans une pièce il y avait des registres des recettes et de la comptabilité des confratries, qui n'ont été conservés que dans de très rares cas. On ne peut qu'imaginer que quelque part étaient également conservées les contenants (bussola) avec lesquelles les marguilliers des confratries recueillaient les "aumônes" de céréales ou de légumineuses, car celles-ci, à notre connaissance, n'ont pas été conservées.
Pour les visiteurs, la confratrie est une institution "pieuse", et son siège - la maison - est visité par les évêques de l'époque moderne en vertu, ou à cause, de cette nature de l'institution. L’évêque de Novare Carlo Bascapé en a donné une interprétation remarquable en visitant la Valsesia, une "terre séparée" du duché de Milan, lorsqu’il écrit qu’ “une communauté se forme pour prendre de la nourriture ensemble, ou distribuer du pain”. Cette “cohabitation en fait une véritable société de frères, unis dans la charité chrétienne”. Ces œuvres pieuses sont appelées "charités", car les religieux "appellent vulgairement cela faire la charité, prendre de la nourriture ensemble". Les délégués des confratries vont "de porte en porte mendier des céréales avec lesquelles [...] on fait du pain, on prend et on cuit des haricots en public et on fait un repas public" auquel les "pauvres" mais aussi "tous ceux qui viennent" et souvent même des étrangers participent [4]. C’est donc prendre de la nourriture ensemble que de donner une signification charitable au repas de la Pentecôte.
2. Nous avons dit que les confratries, dans les descriptions des évêques, n'existent pas, mais qu’ “on les fait”. Cependant, ce que signifie "faire des confratries" n'est pas immédiatement clair. Les historiens qui s'en sont occupés s'accordent à donner une interprétation "politique" de leurs fonction et signification, même s'ils ne donnent pas à ce terme la même définition. Le premier historien de la confratrie, Pierre Duparc, sur la base de la documentation de la Savoie médiévale, a supposé qu'elle représentait l'institution communale. Après lui, tout le monde a souligné les différences entre les confratries et les associations de dévotion (les pénitents en particulier ; Coulet) et a insisté sur le fait qu'elles représentaient l'expression politique de la communauté villageoise (Chiffoleau). Mais si l'on examine les caractéristiques spatiales des établissements humains dans les régions où la confratrie du Saint-Esprit a laissé les traces documentaires et matérielles les plus abondantes (surtout le nord de l'Italie, le sud de la France, le Portugal), on obtient une image plus précise. En disposant les confratries sur une carte topographique, on découvre que ce que l'on appelle une communauté - ou une commune - correspond à plusieurs confratries (comme dans le cas de Villafranca ci-dessus) et même lorsque l'association est unique, les repas pouvaient être multiples. En d'autres termes, les protagonistes sont des unités mineures du village, les hameaux (ou sections de commune), qui avec le repas de Pentecôte réaffirment leurs droits de représenter une partie du village lui-même (et de gérer une partie des communaux) en organisant le repas rituel et la distribution même symbolique des ressources. Dans certains cas, les confratries coïncident même avec des groupes de parenté (Comino). La confratrie apparaît donc comme l'outil utilisé partout pour "produire la localité", c'est-à-dire pour reproduire intentionnellement la citoyenneté locale par la participation et le partage des compétences et des droits (Torre 2007).
3. Habituellement, les confratries ne parlent pas, et les portraits que nous possédons d'elles sont réalisés par des visiteurs extérieurs, laïcs ou ecclésiastiques. Cependant, dans certains cas, elles se sont exprimées : on peut trouver leur voix, quoique rarement, dans les disputes avec les curés sur les biens de Santo Spirito, « biens du Saint Esprit » - c’est-à-dire les biens d’où elles tirent des revenus - ou, plus rarement encore, dans la documentation directement produite par elles : statuts (comme à Ivrea), livres de comptes, listes de confrères. Ces sources - qu’on a retrouvées dans la Valsesia [5] - nous disent deux choses essentielles. La première est que les confratries sont des corps laïcs, non dévotionnels, en tout cas bien distincts des pénitents ou des luminaires qui peuplaient la nouvelle paroisse post-tridentine. La seconde est que la confratrie se présente comme une "juridiction", c'est-à-dire comme un organisme doté d'un pouvoir sur un territoire, capable de se modeler en fonction des changements même minimes des "foyers" et des successions : un mariage, ou un partage entre héritiers suffisent à modifier la configuration spatiale et démographique du lieu. Cela explique pourquoi les confratries, du moins dans le cas de la Valsesia, sont les moteurs des tensions territoriales et favorisent la formation de nouvelles paroisses, c'est-à-dire de nouveaux villages, ou la modification des territoires municipaux. Dans d'autres cas, notamment dans la région voisine de Biella, elles étaient en possession de communaux et dessinaient une géographie administrative complètement différente de celle des communautés administratives naissantes que les autorités de l'État tentaient de construire sur leur territoire.
Cf. Matériau : Un censimento della Trinità triandrica
4. L'interprétation de la confratrie comme un rituel politique de production locale est encouragée par son identification à une représentation particulière - triandrique - de la Trinité. Sa diffusion reste à connaître avec précision, mais les résultats des recensements locaux sont impressionnants : la Trinité triandrique est une image habituelle dans les villages entre le Piémont et la Lombardie. Mais sa familiarité devait être bien plus grande, si l'on en croit les traités hérétiques bien connus du XVIe siècle.
Cf. Matériau : Breuis enarratio disputationis Albanæ de Deo trino, et Christo duplici coram serenissimo principe, & tota Ecclesia decem diebus habita
C'est une iconographie que l'histoire religieuse a étudiée pour sa proscription tardive par le pape Benoît XIV (Boespflug), mais dont les attestations dans les maisons des confratries sont concentrées dans la partie centrale du XVe siècle, et sont encore scrupuleusement retracées par les visiteurs savoyards au XVIIe. Cette chronologie invite à mettre en relation la représentation des "Trois Saints Esprits" (parfois "Trois Rois", que trop d'historiens ont identifié à la hâte avec les Rois Mages) avec l'élaboration des racines de la légitimité des assemblées et des corps collectifs par le mouvement conciliaire, et surtout avec Nicolas de Cues ou Juan de Segovia (Black) et avec les discussions entre l'Église occidentale et l'Église orientale qui caractérisent le XVe siècle. La figure de l'Esprit Saint, en tant que pneuma divin, joue un rôle central dans ces discussions, et permet de l'identifier comme le légitimateur des corps sociaux et de leurs rassemblements: dans certains cas, les conseils municipaux sont représentés sous l'inspiration directe du Saint-Esprit.
Cf. Matériau : Le Saint Esprit ensouffle les conseillers deToulouse, Annales de Toulouse, 1452-53, Archives Municipales de Toulouse (1447)
Les images de la Trinité triandrique ne sont pas rares même au XVIIIe siècle.
Cf. Matériau : Trinité
5. L'imbrication des significations que l'on peut saisir dans le repas et ses représentations permet de comprendre la raison pour laquelle les confratries du Saint-Esprit ont été l'objet de politiques répressives entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Les visiteurs épiscopaux ont tenté de les convaincre de vendre les chaudrons avec deux projets différents : construire le tabernacle sur le maître-autel de la paroisse ou financer le Corpus Domini ou la société du Saint-Sacrement chargée de sa gestion ; ou encore créer un "Monte frumentario" capable de fournir une assistance aux "vrais pauvres" du lieu. L'action de l'État a également tenté à plusieurs reprises de vendre les biens des confratries pour créer des commanderies à la fin du XVIe siècle, ou simplement pour éviter les banquets des hameaux et/ou de village, ou encore pour créer des organismes de bienfaisance. Comme à Turin au début du XVIe siècle, les biens des confratries ont permis la création d'hôpitaux dans les villes ou, comme au Montferrat à la fin du XVe siècle, la création d'un unique hôpital d'État dédié, et ce n'est pas un hasard, à l'Esprit Saint. Un coup décisif semble avoir été la suppression des confratries en 1719-21 par le roi de Sardaigne pour créer les Congrégations de Charité destinées à aider les pauvres dans toutes les municipalités du royaume. Les pouvoirs laïcs et ecclésiastiques voulaient donc bien transformer la charité en assistance. Mais c'était une entreprise très difficile : les tabernacles et les monts frumentaires ne renaissaient pas des cendres des confratries, et il a fallu près d'un siècle pour que les Congrégations de la Charité prennent leur envol. Quelques sanctuaires dédiés à la Trinité sont nés.
Cf. Matériau : Autel de la Trinité
Une enquête de 1766 menée dans tout le royaume de Sardaigne [6] illustre l'échec des Congrégations de la Charité un demi-siècle après leur fondation : beaucoup n'existent plus, et très peu montrent une quelconque activité. Confiées à l'élite villageoise (et non plus aux hameaux qu’on espère intégrer à la municipalité administrative), les congrégations sont incapables de subvenir matériellement aux besoins des pauvres locaux. Cependant, si nous essayons de clarifier ce que les Congrégations ont réellement fait, nous découvrons qu'elles coïncident avec le rituel des confratries supprimées : une collecte pour le lieu, un repas pendant les fêtes de la Pentecôte. Des maisons et des chaudrons seraient encore présents dans au moins 10% des villages piémontais, des distributions de nourriture dans environ 30%. Avec cet héritage rituel, les confratries ont présenté aux folkloristes du XIXe siècle les traits transfigurés mais désormais incompréhensibles de la citoyenneté locale.
Cf. Matériau : Sampeyre (CN), Baìo, 1930
Bibliographie (sélection) :
Black, Antony. (1996), ‘The Commune in Political Theory in the Late Middle Ages’, in Blickle, P. (ed) Theorien Kommunaler Ordnung in Europa, Coll. “Schriften des Historiker Kollegs Colloquen”, München: Oldenbourg, 36-112.
Boespflug, François. (1984) Dieu dans l'art : Sollicitudini nostrae de Benoit XIV (1745) et l'affaire Crescence de Kaufbeuren, Paris: Cerf.
Boespflug, François. (2006) La Trinité dans l’art d’occident, 1400-1460: sept chefs-d'oeuvre de la peinture, Strasbourg : Presses Universitaires de Strasbourg.
Chiffoleau, Jacques (1987), « Entre le religieux et le politique : les confréries du Saint-Esprit en Provence et en Comtat Venaissin à la fin du Moyen Age », in Le mouvement confraternel au Moyen Age. France, Italie, Suisse, Rome, École française de Rome, pp. 9-40.
Comino, Giancarlo (1992), « Sfruttamento e ridistribuzione di risorse collettive: il caso delle confrarie dello Spirito Santo nel Monregalese dei secoli XIII-XVIII », Quaderni storici, 81, pp. 687-702.
Coulet, Noël, (1985), « Les confréries du Saint-Esprit en Provence : pour une enquête », in Histoire sociale, sensibilités collectives et mentalités : mélanges Robert Mandrou, Paris, PUF, pp. 205-217.
Duparc, Pierre (1958), « Confréries du Saint-Esprit et communautés d’habitants au Moyen Age », Revue historique de droit français et étranger, 4, 36, pp. 348-367.
Lombardini, Sandro – Battistoni, Marco (2004), “Fedi diverse in spazi condivisi. Forme di pluraolismo nel saluzzese tra il secolo XVI e il XVII”, in L’annessione sabauda del Marchesato di Saluzzo tra dissidenza religiosa e ortodossia cattolica, secoli 16. – 18.; Atti del 41. Convegno di Studi sulla Riforma e sui movimenti religiosi in Italia; Torre Pellice-Saluzzo, 1-2 SETTEMBRE 2001, a cura di Marco Fratini, Torino, Claudiana, pp. 147-192.
Lurgo, Elisabetta (2018), “La riforma della carità sotto Vittorio Amedeo II e l’inchiesta sui luoghi pii nel Piemonte sabaudo”, in Dardanello, Giuseppe (ed.), Cultura, arte e società al tempo di Juvarra, Firenze, Olschki, pp. 175-213.
Quaccia, Franco (2007), ‘La Chiesa dei laici’, in ERBA, A. (ed), Storia della Chiesa di Ivrea, Secoli XVI-XVIII, Rome: Viella (Chiese d’Italia, 4).
Torre, Angelo (1995) Il consumo di devozioni. Religione e comunità nelle campagne dell’Ancien Régime, Venise, Marsilio, chap. II.
Torre, Angelo (2007), «‘Faire communauté’: Confréries et localité dans une vallée du Piémont (XVIIe - XVIIIe siècle)», Annales. Histoire, Sciences Sociales, 62e année, 2, pp. 101-135.
Torre, Angelo (2011), Luoghi. La produzione di località in età moderna e contemporanea, Rome, Donzelli. (ed. angl. Production of Locality, Places. Routledge, London 2019). Ch. 1.
Notes de fin :
[1] Ces notes sont fondées sur l’ensemble des visites des diocèses de Turin, Mondovì, Ivrea, Alba, Asti, Novara et Vercelli. Voir Torre 1995.
[2] J’utilise ici ce nom pour ne pas confondre cette association avec les “confratries de devotion” plus connues. La distinction s’impose d’autant plus que les évêques utilisent toujours deux mots différents pour les identifier : “confratria” ou “domus” pour l’association du Saint-Esprit et “confraternitas” ou “schola” pour les pénitents.
[3] Statuti di Ivrea, Statuti del comune di Ivrea, Edition G.S: Pene Vidari, Turin, P. Carignano 1968-1974, 3 vols, (Bibl. St. Subalpina, 185)
[4] CARLO BASCAPÉ, Nouaria seu De ecclesia Nouariensi libri duo primus de locis, alter de episcopis, Novare, 1612, I, Terminatio Varalli (cité à partir de l’édition de G. RAVIZZA, Novare, Merati, 1878, pp. 133-36).
[5] Archivio di Stato di Vercelli, sezione di Varallo, Opere Pie. Istituzioni di Assistenza e Beneficenza. Ospedali, Congregazioni di Carità), Agnona, Boccioleto, Valduggia, Varallo entre autres.
[6] Archivio di Stato di Torino, Corte, Luoghi pii, mm. 1-5.