Arabes des vallées

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Kabāra (Palestine), 1921-1954

En 1932, l’administration britannique de Palestine produit une série de cartes « topocadastrales » via son service du cadastre, le Survey of Palestine. Ces cartes à échelle 1: 20 000 sont le fruit de relevés de terrain opérés sur l’ensemble du territoire mandataire à partir de 1928. Parmi elles, une carte nommée « Caesarea » représente la région s’étendant de l’antique Césarée au sud jusqu’à la colonie juive (moshava en hébreu) de Zikhron Yaakov au nord. Le document (source n° 1) comporte des informations de nature variée : géographie physique (dunes de sable, rivières, marais, espèces végétales), localités, activités agricoles, aménagements hydriques (puits, citernes, châteaux d’eau), infrastructures (chemin de fer, routes, voies pédestres, postes) lieux de culte et de recueillement (églises, synagogues, mosquées, tombes de saints, cimetières), frontières (districts, sous-districts, municipalités, villages, unités fiscales). De façon assez surprenante, des « limites non définies » (undefined limits) de villages et de blocs fiscaux sont signalées par des pointillés. Par leur présence même, les pointillés participent à délimiter des espaces alors qu’ils sont censés exprimer le flou consubstantiel à la réalité incertaine des droits et des juridictions en Palestine mandataire. En effet, quels peuvent être ceux-ci sur un territoire anciennement ottoman où la GrandeBretagne, en vertu d’un mandat accordé par la Société des Nations en 1920, a pour mission officielle de préparer la population locale (arabe à 90% en 1920) à l’indépendance tout en y favorisant l’établissement d’un « foyer national juif » ?
Cf. Matériau : « Caesarea, Provisional, 1:20’000 Series Topo-Cadastral », Jaffa, Survey Office, 1932, Survey of Israel, Tel-Aviv, Israël.

Ni neutres, ni figées, les informations rassemblées sur la carte révèlent une réalité de terrain tout autant qu’elles agissent sur cette réalité dans les années 1930 et 1940. Ses rééditions et réimpressions successives (en 1942 puis 1948) témoignent d’usages civils et militaires dans le contexte du conflit arabo-sioniste. Mais surtout, la carte topocadastrale consacre ou affecte les droits de différents groupes de résidents en matière d’accès aux ressources locales, qu’ils soient ou non détenteurs de la citoyenneté palestinienne formelle introduite par les Britanniques en 1925 (Banko, 2016). Sans surprise par rapport aux normes de la topographie européenne, les groupes humains n’apparaissent pas directement sur la carte. Une exception suscite pourtant l’étonnement de l’historien : « ARAB EL GHAWĀRINA ». Cette mention, qui provient de l’arabe ʿarab al-ghawārneh (« Arabes des vallées »), figure en deux endroits, de part et d’autre de la rivière Zarqāʾ. Pourquoi a-t-elle été apposée sur la carte et que désigne l’appellation dans ce contexte ?

Les Arabes des vallées ne sont pas inconnus des historiens et des anthropologues palestiniens et israéliens, qui les ont souvent associés à des bédouins ou à des « tribus semi-nomades » en en faisant une catégorie intermédiaire entre les paysans (fallāḥīn) et les nomades (ʿarab ou badawiyyīn) ( Al-Dabbāgh, 1988, p. 453 ; Agmon, 1987 ; Falah,1990, p. 408-409). Deux caractéristiques supplémentaires semblent se dégager de la littérature scientifique : le terme ghor (vallée) renverrait à une origine géographique dans la vallée du Jourdain et/ou à un habitat prolongé dans la vallée marécageuse de Ḥuleh (au nord du lac de Tibériade) ; l’adjectif dérivé (ghorānī, pl. ghawārneh) serait devenu un qualificatif dépréciatif, déployé comme outil de stigmatisation sociale au sein des sociétés palestinienne et jordanienne, que ce soit dans les années 1940 ou très récemment encore (Shimʿoni, 1947, p. 108 ; Shryock, 1997, p. 136, 174). Malgré un premier effort d’analyse critique via une approche anthropologique (Khawalde & Rabinowitz, 2002, p. 225-243), les contours et la nature de la 2 catégorie ʿarab al-ghawārneh (géographique ? tribale/ethnique ? sociale ? discursive essentiellement ?) demeurent aussi flous que contestés dans l’espace palestinoisraélo-jordanien actuel.

Enquêter sur l’histoire de ʿarab al-ghawārneh à partir du mystère topocadastral de 1932 permet de rendre compte d’un paradoxe historique saisissant : la montée en visibilité de ce « groupe » dans la documentation administrative et ethnographique des années 1920 et 1930 correspondit, sur le terrain, à une réduction des droits fonciers de cette collectivité et à une forte remise en cause de son appartenance locale. Avec l’instauration du mandat britannique et l’accélération de la colonisation sioniste, des groupes identifiés commeʿarab al-ghawārneh furent photographiés (source n°2), rencontrés, interrogés, puis confinés, territorialisés et littéralement mis sur carte pour être transformés en blocs cadastraux eux-mêmes divisibles en parcelles. Cette dynamique simultanée de visibilisation –documentaire– et de relégation – spatiale et juridique– fut saillante à Kabāra, vaste région marécageuse traversée par la rivière Zarqāʾ au pied du mont Carmel.
Cf. Matériau : « Ha-ghawārneh [hébreu] », photo non datée [années 1920], Maagan Michael Archives, Israël.

Dès le début du mandat, les ghawārneh de Kabāra (une « tribu » d’environ 400 personnes dispersées dans les marais selon les sources britanniques [1]) furent confrontés aux ambitions de la Jewish Colonization Association (JCA). Fondée à Londres en 1891, la compagnie avait en effet obtenu en 1921 une concession du gouvernement mandataire pour drainer les marais de Kabāra et boiser les dunes de sable de Qīsārya (nom arabe de Césarée), préparant le terrain à une colonisation juive de la région. Quelques mois après l’obtention de la concession, la JCA acheta des moulins à eau et fonda la localité de Binyamina sur des terres adjacentes acquises avant la Première Guerre mondiale. Une bataille juridique autour des droits fonciers s’engagea entre la compagnie et les populations arabes locales. Les pressions exercées sur les résidents arabes (menaces d’expropriation par le gouvernement, politique du fait accompli par la JCA) aboutirent, en 1924, à la signature d’un accord entre les parties. ʿArab alghawārneh renonçaient à leur droit d’usage des marais (droit qui avait été reconnu par les autorités ottomanes dans les années 1870 : Al-Ḥūt, 1984, p. 244, 261-262) en contrepartie de titres de propriété sur 2614 dunam (261 ha) de terres que la JCA possédait en marge de la concession, d’une indemnité de 2000 livres égyptiennes versées par la JCA pour « couvrir leurs frais judiciaires » et « leur permettre d’échanger leurs buffles contre des bêtes de trait et des vaches laitières », et la promesse d’employer leurs hommes dans les opérations de drainage. La compagnie obtint de l’État la pleine propriété sur 2500 dunam de marais à l’intérieur de la zone de concession (Tyler, 2001, p. 128).

La « sortie » des ghawārneh hors des marais à partir de 1924 n’entraîna pas seulement leur installation sur les collines rocailleuses qui leur avait été allouées de part et d’autre de la rivière Zarqāʾ. Elle impliqua une reconfiguration de leur accès aux ressources locales (arbres et plantes des marais, pâturages, moulins, mobilité) et, partant, de leurs moyens de subsistance. L’élevage de buffles d’eau, la coupe et la vente de bois, la fabrication et la commercialisation de tapis et de paniers qu’avait jusque-là permis l’écologie des marécages furent remplacés par la vente de parcelles à des « spéculateurs » arabes de Haïfa et à des familles juives (Ibid.), une petite fruiticulture, l’élevage de vaches laitières et de poulets et, surtout, un travail salarié pour le compte de la JCA (source n°3). 
Cf. Matériau : « Medidot ba-naḥal [mesures dans la rivière] », photo non datée [1924-1928], Maagan Michael Archives, Israël.

La fixation de l’espace de résidence des ghawārneh et la transformation de ceux-ci en main d’œuvre bon marché furent concomitantes avec leur présence croissante dans la documentation britannique, sioniste et française. Tantôt territorialisés (source n° 1), tantôt découpés en parcelles (source n° 4), parfois objet d’intérêt pour l’ethnologie émergente de l’entre-deux-guerres (source n° 5), ʿarab al-ghawārneh étaient tour à tour toponyme, bloc cadastral et ethnonyme dans les années 1930 et 1940. Certes, l’usage externe de cette catégorie succédait à son emploi par les intéressés eux-mêmes et leur avocat Wadīʿ alBustānī lors du conflit avec la JCA ; mais les revendications de droits au nom d’un ancrage de longue durée dans le tissu social et écologique local (« 600 ans », « depuis des temps immémoriaux »)[2] ne rompirent pas la dynamique historique amorcée en 1921. Le processus de confinement, dont la mise en carte de 1932 n’était qu’une étape, se prolongea au-delà de la fondation de l’État d’Israël et de la nakba palestinienne de 19483 . La dépossession touchait jusqu’aux morts. Désormais regroupés dans une localité (Jisr al-Zarqāʾ) au sud de la rivière, devenus citoyens israéliens, ʿarab al-ghawārneh continuaient pourtant à enterrer leurs morts dans un cimetière situé de l’autre côté du cours d’eau, sur des terres appropriées par le jeune kibboutz Maagan Michael dans les années 1950. Le droit des ghawārneh à accéder aux tombes de leurs parents et grands-parents, marqueur fort d’une appartenance locale intergénérationnelle, est encore fragilisé de nos jours par une réglementation stricte encadrant les visites au cimetière (source n°6). 
Cf. Matériau : Fonds national juif, « Arab El Ghawarina, Ezor Tantura, Ḥaluqa le-ḥelqot shel adamat gushim mispar 10185, 10189, Avḥana bayn ḥelqot be-baʿalut KKL ve-ḥelqot bebaʿalut yehudim », 29 novembre 1945, KL5M/2441, Central Zionist Archives, JérusalemOuest, Israël.
Cf. Matériau :Extrait de Ashkenazi Tovia, Tribus semi-nomades de la Palestine du Nord. Ouvrage orné de six planches hors texte et d’une carte ethnographique. Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1938, p. 120.
Cf. Matériau : « Cimetière musulman de Jisr al-Zarqāʾ, lieu saint, entrée interdite sans autorisation préalable [en arabe, anglais, hébreu] », Maagan Michael, Israël, 20 octobre 2012, photo © Iris Seri-Hersch.

Bibliographie (sélection) :

Agmon Iris, “Shivṭei ha-beduim be-ʿemeq ha-ḥula ve-ʿemeq bet-sheʾan be-shilhey ha-shilṭon ha-ʿutomāni », Qatedra, vol. 45, 1987.

Al-Dabbāgh Muṣṭafā Murād, Bilādunā Filasṭīn, Al-jizʾ al-sābiʿ, al-qism al-thānī, Kafr Qaraʿ, Dār al-Shafaq li-l-Nashr wa-l-Tawzīʿ, 1988.

Al-Ḥūt Bayān Nuwayhiḍ, Wathāʾiq al-ḥaraka al-waṭaniyya al-filasṭīniyya 1918-1939: min awrāq Akram Zuʿaytar, Beyrouth, Muʾassasat al-Dirāsāt al-Filasṭīniyya, 1984. 

Banko Lauren, The Invention of Palestinian Citizenship, 1918-1947, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2016.

Falah Ghazi, “The Evolution of Semi-Nomadism in Non-Desert Environment: The Case of Galilee in the 19th Century”, GeoJournal, Vol. 21(4), 1990.

Khawalde Sliman et Dan Rabinowitz, “Race from the Bottom of the Tribe That Never Was: Segmentary Narratives Amongst the Ghawarna of Galilee”, Journal of Anthropological Research, Vol. 58(2), 2002.

Shimʿoni Yaʿkov, ʿArviei Eretz Israʾel, Tel-Aviv, ʿAm ʿOved, 1947.

Shryock Andrew, Nationalism and the Genealogical Imagination: Oral History and Textual Authority in Tribal Jordan, Berkeley, University of California Press, 1997.

Tyler Warwick P. N., State Lands and Rural Development in Mandatory Palestine, 1920- 1948, Brighton, Sussex Academic Press, 2001.

Notes de fin :

[1] « Athlit – Kabbara – Caesarea Commission : Luke Commission, 2nd meeting, 20th December, 1922 », 757/26-מ , Israel State Archives, Jérusalem-Ouest, Israël, p. 12.

[2] Mahmud el Abed et Bustany Effendi in « Athlit – Kabbara – Caesarea Commission : Luke Commission, 2nd meeting, 20th December, 1922 », 757/26-מ ,Israel State Archives, Jérusalem-Ouest, Israël, p. 12 et 19-20.  

[3] Cf. Fonds national juif, Bureau de Haïfa et des alentours, « Kabara ve-ʿArab Ghawārneh – naʿana, ḥalifin shel qarqaʿot ʿim ḥevrat PICA », 4 avril 1954, KKL5/21630, Central Zionist Archives, Jérusalem-Ouest, Israël. 

Géolocalisation

Lieu principal

Kebara (Israel) [32.5553209,34.9166572]

Identifiant

ark:/67375/7Q98GSwFg8mM

Licence

Citer cette ressource

Seri-Hersch, Iris. Arabes des vallées, dans Matérialités citoyennes, consulté le 3 Décembre 2024, https://kaleidomed-mmsh.cnrs.fr/s/materialites-citoyennes/ark:/67375/7Q98GSwFg8mM
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Caesarea, Provisional, 1:20'000 Series Topo-Cadastral

Métadonnées

Description

Carte de la région de Kabara (1924), où apparaît la mention « ARAB EL GHAWĀRINA »

Créateur

Survey of Palestine

Editeur

Editions de la MMSH

Date

29/10/2012

Format

jpg

Langue

Anglais

Source

Survey of Israel, Tel-Aviv, Israël

Handle Collection

11280/42fd303d

Lieu principal

Kebara, Israel [32.5553209,34.9166572]

Date début

1924

Date fin

1924

Ha-ghawārneh

Métadonnées

Description

Photo d'une famille d'arabes des vallées

Créateur

Inconnu

Editeur

Editions de la MMSH

Date

13/10/2003

Format

jpg

Source

Maagan Michael Archives, Israël

Handle Collection

11280/1e1eb1e7

Lieu principal

Kebara, Israel [32.5553209,34.9166572]

Date début

1920

Date fin

1929

Medidot ba-naḥal

Métadonnées

Description

Photo représentant un membre de la Jewish Colonization Association, accompagné de deux arabes des vallées sur une embarcation en train de prendre des mesures dans la rivière

Créateur

Inconnu

Editeur

Editions de la MMSH

Date

01/03/2011

Format

jpg

Langue

Hébreu

Source

Maagan Michael Archives, Israël

Handle Collection

11280/eaf9d6f9

Lieu principal

Kebara, Israel [32.5553209,34.9166572]

Date début

1924

Date fin

1928

Arab El Ghawarina, Ezor Tantura, Ḥaluqa le-ḥelqot shel adamat gushim mispar 10185, 10189, Avḥana bayn ḥelqot be-baʿalut KKL ve-ḥelqot be-baʿalut yehudim

Métadonnées

Description

Carte représentant la zone où les arabes des valléesont été relegués

Créateur

Fonds national juif

Editeur

Editions de la MMSH

Date

01/11/2012

Format

jpg

Langue

Anglais
Hébreu

Source

Central Zionist Archives, Jérusalem-Ouest, Israël

Handle Collection

11280/bdc03b7b

Lieu principal

Kebara, Israel [32.5553209,34.9166572]

Date début

1945

Date fin

1945

Tribus semi-nomades de la Palestine du Nord

Métadonnées

Description

Extrait d'un ouvrage d'ethnographie décrivant les Arabes des vallées

Créateur

Ashkenazi, Tovia

Editeur

Editions de la MMSH

Date

15/01/2018

Format

jpg

Source

Ashkenazi, Tovia, Tribus semi-nomades de la Palestine du Nord. Ouvrage orné de six planches hors texte et d'une carte ethnographique. Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1938, p. 120.

Handle Collection

11280/05d77db1

Lieu principal

Kebara, Israel [32.5553209,34.9166572]

Date début

1938

Date fin

1938

Cimetière musulman de Jisr al-Zarqāʾ

Métadonnées

Description

Photo d'un panneau où est écrit : « Cimetière musulman de Jisr al-Zarqāʾ, lieu saint, entrée interdite sans autorisation préalable [en arabe, anglais, hébreu] »

Créateur

Seri-Hersch, Iris

Editeur

Editions de la MMSH

Date

22/10/2012

Format

jpg

Langue

Anglais
Arabe
Hébreu
Français

Source

Archives personnes de Seri-Hersch, Iris

Handle Collection

11280/3f643934

Lieu principal

Kebara, Israël [32.5553209,34.9166572]

Date début

2012

Date fin

2012