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Turin (Italie), première moitié du XVIIIe siècle
Le 21 janvier 1727, l’aubergiste Jacques Lasons, originaire du Languedoc et résidant depuis plusieurs années à Turin, porte plainte au tribunal du Vicariat contre son débiteur, l’allemand Conrad Limmer. D’après l’aubergiste, Limmer lui devait la somme considérable de 1515 livres pour « autant d’aliments et nourritures fournis […] avec une chambre dans l’auberge dudit comparant pendant trois ans et quatre mois [1] » jusqu’au mois d’avril 1725. Jusqu’au moment de la dénonciation, l’aubergiste n’avait rien reçu nonobstant ses « amicales interpellations », les promesses et les deux petits mots où Limmer s’était engagé à payer ses dettes. Au tribunal du Vicariat, Lasons demande l’arrestation de son débiteur, « étant maintenant indigent, sans une habitation permanente dans la présente ville, étranger et suspect de fuite quand il se voit sollicité par voie ordinaire de justice au paiement [2] ». Pour mieux légitimer sa demande, l’aubergiste présente deux témoins, Gerolamo Bogialla, cordonnier, et Nicolao Amoretti, fabricant de pâtes, résidents de Turin. Leur témoignage porte avant tout sur la réputation (« fama ») de Lason « aubergiste dans cette ville depuis plusieurs années, lequel nous connaissons et avons entendu être réputé par d’autres de buona voce, condizione et fama, et incapable de déclarer surtout en justice » le faux. Ensuite, les deux témoins affirment connaitre Conrad Limmer, « de nation allemande et hérétique […] indigent, dépourvu de toute sorte de biens dans ces Etats et, actuellement, d’habitation permanente, de sorte qu’à notre avis ledit Lasons ne peut obtenir sa somme qu’à travers l’arrestation de cette personne laquelle très probablement une fois citée en justice s’absentera […] à plus forte raison qu’il est quelqu’un qui aime s’amuser et faire, comme on dit, le grosso (grand) sans exercer aucune sorte de métier [3] ». Suite à la demande de l’aubergiste et aux deux témoignages, le lieutenant du vicaire arrête Limmer à la charge de son accusateur, après avoir reçu un dépôt de garantie de la part de Lasons pour les dommages éventuels soufferts par Limmer en cas de demande d’arrestation indue. La demande d’arrestation est justifiée par le risque de fuite du débiteur et par son extranéité. L’instabilité résidentielle et professionnelle, le manque des biens stables dans les Etats du souverain, la confession religieuse du débiteur en font un étranger aux yeux des témoins, en contraste avec l’insertion locale et la bona fama du créancier.
Accusateur et témoins dessinent un lien entre la fiabilité, la participation au circuit de crédit et l’appartenance locale, qui devient plus clair si l’on observe les dynamiques à l’œuvre dans les marchés urbains. Le peu d’informations que nous avons sur les petits échanges quotidiens émerge des sources judiciaires et notamment des procès portés devant le tribunal du Vicariat. Ce tribunal de première instance a juridiction sur le commerce des biens alimentaires au détail, ainsi que sur les salaires des travailleurs journaliers et domestiques. Dans les années 1720, chaque jour, une dizaine de cas sont portés devant le Vicariat. Les raisons des recours au tribunal sont diverses, mais dans la plupart des cas (70%) il s’agit de la demande de paiement des petits crédits à la consommation. D’après les documents du Vicariat, le commerce au détail paraît être dominé par le crédit sous la forme d’échelonnement de paiements et basé sur des accords oraux, comme l’absence quasi totale de preuves écrites portées devant le Vicaire nous le suggère (Rolla, 2010). La diffusion des rapports de crédit est confirmée par l’analyse des inventaires après décès des vendeurs de biens alimentaires. La valeur des « crédits de négoce » (crediti di negozio) laissés par le défunt – bien qu’ils ne dépassent jamais le montant de l’argent déposé dans les caisses – témoigne de l’ampleur des échanges à crédit (Rolla, 2012). La centralité du crédit dans les échanges commerciaux a été montrée par les études consacrées aux marchés d’Ancien Régime qui se sont multipliés à partir de la fin des années 1990 (Ago, 1998 ; Grenier, 1996 ; Muldrew, 1998 ; Fontaine, 1993, 2001, 2008 ; Montenanch, 2007 ; Hoffman, Postel-Vinay et Rosenthal, 2001). A Turin, autour des boutiques alimentaires, se dessinent plusieurs circuits de crédit : celui du crédit à la consommation et des échelonnements de paiement où les accords oraux prévalent; et celui des prêts à intérêt, évoqué par les inventaires après décès et prévoyant des cautions et/ou des écritures certifiant le crédit.
La diffusion du crédit – notamment en absence d’une certification écrite – implique donc des rapports commerciaux basés sur la réputation. Sur ces marchés, la confiance joue un rôle central dans les relations commerciales, au point d’être perçue comme « l’âme du commerce » (Filangeri, 2004, p. 177) : être considéré fiable et digne de crédit est l’une des conditions indispensables pour participer aux marchés de la ville. Mais qui est considéré comme digne de confiance ? Quels sont les critères d’accès à ces marchés ? En lisant les longues listes des débiteurs des boutiques de biens alimentaires jointes aux inventaires après-décès, on se rend compte que l’accès au crédit est assez ouvert, abstraction faite de l’origine géographique ou de la familiarité entre vendeurs et acheteurs. La façon de noter l’identité des débiteurs parait révélatrice des différents degrés de connaissance entre les parties : si quelqu’un est identifiable par son identité complète (nom, prénom, profession, origine), la plupart est désignée par des informations fragmentaires et nombreux sont ceux dont on ne connaît que les lieux de la ville qu’ils fréquentent. Les différentes formes de garanties demandées aux débiteurs dessinent également une hiérarchie de la confiance, qui détermine en même temps une hiérarchie d’exigibilité des crédits, classifiés dans les inventaires après-décès comme « exigibles », « de peu d’espoir » et « inexigibles » selon le degré de familiarité entre les parties et le temps écoulé depuis le moment de l’échange.
Autour des boutiques citadines de biens alimentaires se développent des circuits du crédit, capables d’impliquer une population vaste et hétérogène. En faisant souvent référence à Karl Polanyi et à une économie « encastrée » dans le social (Polanyi 1944 et 1977), plusieurs études ont mis en évidence les réseaux de liens sociaux que le crédit dans le même temps présuppose et contribue à créer (Ago, 1998; De Rosa, 2008 ; Fontaine, 1993, 2001, 2008 ; Fontaine, Postel-Vinay, Rosenthal, Servais, 1997). Le cas turinois montre comment ces circuits du crédit à la consommation, loin de correspondre à des réseaux de liens stables et consolidés, se configurent et reconfigurent continuellement, incluent et excluent les individus. Le cas de Conrad Limmer est en ce sens significatif. Après avoir bénéficié pendant trois ans du crédit de son accusateur, il devient à ses yeux et à ceux des témoins un potentiel fugitif, indigne de confiance, un « hérétique […] indigent », un étranger. De ses vicissitudes, nous connaissons seulement le moment de la rupture de l’équilibre et de la confiance dans le rapport avec son créditeur, le moment du recours de l’aubergiste Lasons au Vicariat. Le procès au Vicariat s’ouvre par la demande de la part de l’appelant d’un testimoniale (preuve testimoniale) de la créance détenue. Le testimoniale, transcrit dans les registres du tribunal, demeure souvent le seul acte du procès dont nous disposons, et représente un document de grand intérêt pour le créditeur : il certifie l’existence du crédit et peut être utilisé comme monnaie courante dans les marchés urbains. Cet usage de la justice fait du Vicariat un instrument crucial pour l’organisation des marchés urbains, et notamment ceux des biens alimentaires, en limitant les risques connectés à la faiblesse des accords oraux. A travers leur activité de certification, les tribunaux civils consolident la confiance entre les parties (Ago, 1998 ; Muldrew, 1998 ; Cerutti, 2003).
Reste à comprendre quand le recours au Vicariat devient nécessaire. Le petit commerce urbain se déroule le long de la trame des relations sociales quotidiennes qui ne laissent généralement pas des traces dans la documentation. Les sources documentaires se multiplient à proximité des moments critiques dans les rapports commerciaux ou dans le cycle de vie des individus et des familles. La loi sur la prescription des crédits, qui fixe à deux ans la limite pour réclamer le paiement d’une dette, joue surement un rôle important : la plupart des recours en justice – et celui de Jacques Lasons ne fait pas exception – prennent en compte ce délai. Le cycle de vie des individus est aussi déterminant. Certains évènements – tels que les décès, mariages et séparations – conduisent à de nouvelles configurations relationnelles ou patrimoniales qui affectent aussi les rapports de crédit. C’est en ces moments, où la transmission des patrimoines touche aussi les crédits et les biens sur lesquels les crédits sont garantis, que le recours au tribunal s’avère nécessaire. Les femmes, par exemple, sont le plus souvent convoquées par leurs créanciers au Vicariat à l’occasion de leur veuvage et/ou remariage, quand non seulement leur patrimoine, mais aussi le cadre de leur inscription sociale changent (Rolla, 2012). C’est ce qui arriva probablement à Conrad Limmer. A un moment donné, pour des raisons qui nous restent malheureusement inconnues, sa confession religieuse, sa « nationalité » et sa mobilité sont évoquées pour tracer, devant le tribunal, le portrait du « parfait » étranger. Mais il est plus probable que son extranéité soit « construite » et affirmée d’une façon instrumentale par son créancier pour obtenir une mesure rarement utilisée par le Vicaire : l’incarcération. Son extranéité n’était donc pas à l’origine, mais plutôt l’effet de son exclusion du circuit du crédit. Une exclusion qui dure en général le temps nécessaire à redéfinir le cadre de l’appartenance et les termes de l’inclusion dans le marché local.
Bibliographie (sélection)
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Grenier J.-Y., L’économie d’Ancien Régime. Un monde de l’échange et de l’incertitude, Paris, Albin Michel, 1996.
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Notes de fin
[1] Archives d’Etat de Turin, S.R., Vicariato, atti e ordinanze civili, vol. 8, (1726 - 1727), f. 41. Texte original: “per tanti alimenti, e cibaria somministratali compresi diversi straordinari con una stanza fornita nella casa dell’oberge tenuto da lui comparente per il corso d’anni tre, e mesi quattro”.
[2] Ibid. Texte original: “raccorrendo per una ordinanza andarebbe evidentemente pericolare l’intera perdita di detto suo avere, mentre sendo presentemente il medesmo nullatenente, e senza abitazione permanente nella presente città forestiero e sospetto di fuga massime quando si veda compellito per via ordinaria di giustizia al pagamento”.
[3] Ibid. Texte original: “qual sappiamo esser persona nullatenente, et privo in questi stati di ogni sorte di beni di fortuna e presentemente senza abitazione permanente, di modo che a nostro giudizio non può il suddetto Lasons altrimenti conseguire detto suo avere salvo per via d’arresto della di lui persona quale è probabilissimo che venuto chiamato per via ordinaria di giustizia verrebbe ad absentarsi, salvo venga ad essere arrestato come sopra stante la sua qualità d’estero e nullatenente suddetto, tanto più per essere il medesimo persona che ama divertirsi, e far come si suol dire il grosso senza esercitare presentemente alcuna sorte di professione”.