Hameau colonial
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Blandan (Algérie), 1866-1955
Le 28 novembre 1955, l’adjoint spécial du village de Blandan, le maire en quelque sorte, s’adresse à l’administrateur de la commune mixte de La Calle, suite à la commission municipale qui s’est tenue quelques jours plus tôt. Sa requête concerne les « Français musulmans » dont l’installation s’est développée au fil des ans dans le village de colonisation qu’il administre. Il fait état des « gourbis », terme qui désigne l’habitat autochtone, qui se sont multipliés et jouxtent les parcelles appartenant aux colons sur lesquelles les Algériens font paître leurs troupeaux. Ces déplacements concernent des populations qui ont quitté progressivement les douars alentours et particulièrement celui des Ouled Dieb, au nord du village de Blandan. Cette construction coloniale dite douar-commune née de la mise en œuvre du sénatus-consulte de 1863, a été délimité en 1866 et rassemble peu ou prou les membres de la tribu du même nom. Souvent employées sur les terres des colons voisins, les familles se sont installées en nombre croissant au cœur du village de colonisation pour se rapprocher du lieu de leur activité mais aussi des équipements, services et approvisionnements présents dans le village. Celui-ci, crée en 1884, est l’un des huit villages de colonisation de la commune mixte de La Calle. Erigé comme eux sur des terres prises aux tribus de la région, selon un processus d’expropriation dite amiable, il se distingue dans les années Cinquante par la vitalité de son peuplement européen, en déclin dans les autres centres, et ce parfois depuis la fin des années 1890. L’adjoint spécial, colon issu d’une des premières familles installées dans le village, sollicite l’administrateur afin mais qu’il mette fin à cette situation. Il lui propose de limiter l’habitat autochtone à l’ « emplacement officiel de la mechta » défini depuis cinq ans par la commission municipale, c’est-à-dire au lot 225, d’une superficie de 37 ha, et de faire évacuer la « mechta clandestine » située à l’ouest du village, qui serait composée « en majorité de sujets indisciplinés et nationalistes ».
À l’origine, le terme mechta désigne un lieu d’habitation, de résidence pour l’hiver (mastan, mastā signifient «lieu où l'on passe l'hiver; résidence, habitation d'hiver», dérivé de satā «passer l'hiver, hiverner»). Dans les sources administratives, il est utilisé pour désigner un hameau tout entier, un groupe d’habitats autochtones composé de gourbis. L’évolution sémantique passe ainsi d’une habitation à un groupe d’habitations. Il correspond alors à un territoire délimité, distinct de l’habitat européen, lui-même regroupé dans des espaces désignés par les termes villages de colonisation ou centres de colonisation. Le terme désigne à la fois un périmètre, une étendue, définie précisément dans le cas des mechtas « officielles » qui s’inscrivent dans le découpage en lots des villages de colonisation. Il renvoie également à l’ensemble des gourbis présents sur cette étendue, maisons constituées de divers branchages, faciles à démonter, et considérées par les colons et l’administration comme des lieux de vie archaïques, sans hygiène ni confort, et qui doivent être tenus hors de la vue. Ainsi, la mechta matérialise le monde de l’autre pour les colons, avec ses modes d’habiter les lieux différents et souvent dépréciés.
Les villages de colonisation crées dans l’Est algérien à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle voient souvent leur population décliner et se recomposer avec l’installation des Algériens dont le croît démographique est important. Ce phénomène, particulièrement remarquable à partir des années Vingt, conduit l’administration française à redéfinir les espaces habités à Blandan, selon une approche ségrégée. Reposant jusque-là sur une partition du territoire en villages de colonisation/mechtas aux alentours, inclues dans des douars, l’organisation du peuplement remodèle les villages eux-mêmes dans lesquels des mechtas sont désormais inclues. A l’échelon communal, la commission municipale s’emploie alors à choisir les espaces, les parcelles dédiés à ces mechtas, et à définir la « bonne » distance qui doit les séparer de l’habitat européen, des champs cultivés par les colons et des équipements tels les fontaines ou les abreuvoirs, dont les usages ne sont pas partagés. Ces réglementations nouvelles, qui témoignent du souci constant de l’Etat de redéfinir et maîtriser l’accès au territoire et à ses ressources, s’emploient à maintenir chaque groupe dans l’espace adéquat, à limiter les voisinages et à éviter l’accès à des équipements qui n’est pourtant pas interdit. Dans notre cas, le territoire dévolu aux Algériens se situe en périphérie du village sur une parcelle dite de parcours, à l’origine non destinée à l’habitat pour les colons. Cette nouvelle territorialisation désignée par l’expression « mechta clandestine », par opposition aux entités définies par l’administration locale dites « officielles »sur un lieu de second choix ne sied pas aux familles concernées qui s’installent spontanément à proximité de la zone de résidence des colons, outrepassant les règles communales en s’octroyant un droit au village.
Ce nouveau découpage, qui reste néanmoins peu fréquent dans les sources, témoigne d’une des multiples façons dont l’administration organise et réglemente l’occupation de l’espace par les Algériens. L’espace colonisé apparaît en effet comme un emboîtement de territoires successifs déterminés au grès des mouvements de populations, et par l’inscription de chaque groupe - colons/colonisés- dans un territoire assigné qui caractérise l’ordre colonial. La décision politique locale produit ici un nouveau maillage, original, cartographié, qui utilise la langue locale pour désigner un espace habité par des Algériens en territoire européen, et qualifié en fonction d’une légalité réinventée (« officiel » / « clandestin »). Cette mesure présentée par la commission municipale comme un droit d’accès devient dans le contexte de la guerre débutante, un nouvel outil destiné à circonscrire la population. Ces « sujets indisciplinés et nationalistes » sont alors à rassembler plus qu’à éloigner. Certes, il s’agit de limiter la proximité des habitats, d’éviter les voisinages quotidiens. Mais la délimitation de la mechta, d’une nouvelle mechta créée de toutes pièces en territoire colon, est surtout un moyen d’identifier la place du groupe, plus aisé à appréhender dans la mesure où il ne se trouve plus dans son territoire d’origine, le douar, vaste, éloigné, souvent étranger aux colons. La dénomination en langue arabe de cette parcelle placée en périphérie du village en fait volontairement un espace intrus, à l’instar des personnes qui l’occupent. Ainsi, sa création n’est en rien une forme de tolérance, d’acceptation de l’autre mais bien un outil de contrôle, de marquage.
La création de cette mechta, lieu de résidence des populations colonisées, est emblématique de la capacité de la puissance coloniale, incarnée ici par l’administration locale, à dominer l’espace et à sa liberté d’octroyer ou non l’accès à tout ou partie du territoire, notamment pour limiter l’usage des équipements et biens matériels qui s’y trouvent. Le choix de l’éloignement, le recours à l’organisation de l’espace permet de contourner le droit puisque cet usage n’est pas interdit. Dans le contexte de l’Algérie dite colonie de peuplement, le découpage de l’espace administratif doit produire un espace social compartimenté en ensembles homogènes, et la portion de territoire accordée fait le statut ou l’entérine. Pourtant, dans la longue durée, les groupes mobiles hors du lieu assigné contribuent à atténuer cette homogénéité, et s’autorisent un accès auquel ils n’ont pas droit, ou qui ne leur est pas reconnu. L’action administrative n’a alors de cesse de reconfigurer le territoire en créant de nouvelles délimitations, de nouveaux emboîtements afin de rétablir et de maintenir la partition des groupes dans des espaces distincts et appropriés.
Bibliographie (sélection)
Blais Hélène, « Coloniser l’espace : territoires, identités, spatialité », Genèses 2009/1, n°74, p. 145-159.
Bourdieu Pierre, La misère du monde, Editions du Seuil, Paris, 1993.
Lefebvre Henri, « La production de l'espace », L'Homme et la société, n° 31-32, 1974.