Porc des âmes
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Navarre (Espagne), 1723-1748
À l’automne 1746, une petite ville rurale de la Navarre espagnole a été le théâtre d’un conflit entre les deux curés du bourg et les magistrats du conseil municipal au sujet de la propriété d’un porc. Celui-ci n’est pas n’importe quel animal de basse-cour : c’est un « porc des âmes » (cerdo de las animas), ainsi nommé parce qu’il a déambulé dans les rues de la ville pendant un an, en étant nourri par les habitants, avant d’être mis en loterie pour financer des messes pour le salut des morts. Cette année-là, la vente des billets de loterie a rapporté 250 réaux, une somme non négligeable puisqu’elle correspond à environ deux mois de salaire d’un journalier agricole. Les curés dénoncent le maire (alcalde) devant le tribunal épiscopal car cette somme ne leur a pas été remise. Selon eux, l’argent leur revient de droit car il est « destiné à des suffrages pour les âmes du purgatoire » et qu’il s’agit là d’une « matière spirituelle qui correspond aux ecclésiastiques ». Ils demandent donc que l’évêque ordonne au maire de leur remettre l’argent sous la menace d’excommunication. En face, le maire et les six magistrats (regidores) avancent que cet argent a été correctement distribué à des prêtres pour qu’ils célèbrent des messes pour les âmes. Ils s’estiment fondés à disposer de cet argent car la collecte effectuée par le porc relève d’une « action populaire ». Selon eux, puisqu’il a été nourri par tous les habitants (vecinos), le porc n’a pas de propriétaire particulier et seul le maire « en représentation du peuple » avait la faculté de « se faire le propriétaire du porc et de son produit et de l’employer pour réaliser les suffrages pour les âmes ». À plusieurs reprises, les magistrats demandent le dépaysement de l’affaire devant le tribunal royal avant qu’un accord intervenu avec les curés (dont on ignore la teneur) ne vienne mettre un terme à l’affaire[1].
La pratique consistant à nourrir collectivement un porc à des fins pieuses est attestée depuis le Moyen Age et jusqu’au XXe siècle dans toute l’Europe méridionale. Dans certaines régions d’Espagne et d’Italie, elle existe encore de façon résiduelle, généralement à l’état de folklore, dans le cadre de fêtes patronales souvent associées au culte de Saint-Antoine (Walter, éd., 1999). Observé depuis ses survivances contemporaines, les ethnologues n’ont pas décelé dans le porc des âmes autre chose qu’une expression d’anciennes croyances populaires. En vertu de caractéristiques qui lui sont assignées dans le monde rural occidental, le porc aurait un rapport singulier avec l’au-delà. Habité par les spectres, il serait le véhicule par excellence de la communication entre les vivants et les morts. La consécration d’un porc aux âmes ne serait donc que la reprise syncrétique, dans un cadre chrétien, d’un fond de croyances populaires (Fabre-Vassas, 1987 et 1994). Pourtant, les rares procès conservés dans les archives dessinent des contextes de signification très différents, où la pratique se trouve en tension. Car, loin d’être irénique, elle met aux prises des acteurs locaux autour de conceptions antagoniques de la localité, de son territoire et de l’appartenance à la communauté.
Un premier niveau d’analyse porte sur les rivalités de pouvoir entre deux juridictions, celle du curé et celle des magistrats, qui revendiquent le contrôle du financement du culte des âmes. La première appuie sa prétention sur sa qualité de représentante des destinataires des aumônes (les morts), alors que la seconde soutient ses droits en tant que représentante des contributeurs des aumônes (les habitants, le peuple). En effet, l’enjeu de cette collecte n’est pas des moindres puisqu’il s’agit de récolter les aumônes des habitants les plus pauvres de la communauté. Dans plusieurs procès, cette pratique est défendue parce qu’elle permet aux plus pauvres de contribuer au salut des âmes en nourrissant le porc à hauteur de leurs moyens. À Peralta, par exemple, il est précisé que « les fidèles qui n’ont pas d’argent pour faire l’aumône réalisent ainsi leurs œuvres » et qu’il faut préserver la pratique parce qu’il y a « beaucoup de gens pauvres mais dévots et charitables »[2]. Or, la collecte des aumônes pour les morts est en principe assurée par le curé, le dimanche, dans l’église paroissiale, lorsque la « corbeille des âmes » circule parmi les paroissiens. Et le curé utilise cet argent pour célébrer des messes, généralement le lundi, sur l’autel principal, en mémoire des morts de la communauté, et en particulier des plus pauvres. D’un côté, il y a donc une collecte ecclésiastique, hebdomadaire, en espèces, effectuée individuellement par des paroissiens qui se déplacent à l’église. De l’autre, le porc des âmes est une collecte laïque, qui se déroule toute l’année, et permet de récolter de façon relativement anonyme des dons en nature très modestes mais qui constituent une somme importante lorsque le porc est mis en loterie. En règle générale, ces pratiques sont jugées complémentaires et l’argent collecté par le porc est généralement remis au curé de paroisse. Néanmoins, tous les procès conservés mentionnent des tensions préexistantes entre le curé et la communauté. L’attribution de l’argent des messes à d’autres prêtres (couvents, chapelles privées, etc.) est une forme de rétorsion qui permet de rappeler au curé qu’il n’est qu’un intercesseur conditionnel, et qu’il n’exerce pas de monopole sur les deniers du culte des âmes.
Il existe cependant un deuxième niveau d’analyse qui concerne cette fois les configurations sociales que cette pratique construit. Les magistrats agissent en effet en représentation des habitants, et cette représentation est très largement réactivée à l’occasion des procès par la convocation d’assemblée ouverte à tous les habitants qui mandatent les édiles locaux pour agir en leur nom. Le conflit de juridiction est donc, d’une certaine manière, un « effet de source », dans la mesure où la juridiction municipale agit en substitution des habitants qui sont les principaux acteurs du porc des âmes. En Navarre, là où ces conflits se sont produits, la condition de vecino est très strictement réservée aux propriétaires de maisons, lesquelles sont les véritables détentrices des droits de la citoyenneté locale. Les résidents (moradores) sont quant à eux très largement exclus des droits et des obligations locales (en particulier l’accès aux terres communales), et font l’objet dans certaines vallées pyrénéennes d’une ségrégation prononcée (endroit réservé à l’église, port de vêtements distinctifs, etc.) (Zabalza Según, Floristan, Imizcoz). Or, on constate que les « pauvres », dont le porc doit récolter les aumônes, sont en réalité des dépendants des maisons, domestiques et journaliers, tous exclus de la vecindad, ou alors des vecinos démunis qui sont obligés de travailler eux-mêmes la part de terres communales qui leur est réservée (labradores). Selon plusieurs indices, le porc est visiblement donné par un habitant aisé – bien qu’on ignore s’il s’agit d’un don volontaire ou d’une obligation tournante – et que ce don est assorti d’une série de conditions. À Andosilla, par exemple, le conflit éclate parce que le curé n’a pas respecté la volonté du donateur qui avait demandé que les messes soient célébrées à l’aube et à onze heures pour permettre aux travailleurs qui partent aux champs de pouvoir y assister. Par conséquent, le porc des âmes permet à ces habitants et résidents qui se trouvent aux marges de la communauté de bénéficier de la charité collective mais surtout d’y contribuer et ainsi de se comporter en habitants de plein droit.
En effet, un dernier élément mérite d’être souligné, à savoir que les rares mentions des déambulations du porc ne font jamais état de la rue ou des places, mais uniquement des maisons entre lesquelles il passe. Dans le village de Luquin, il est précisé que le porc « est entretenu librement par toutes les maisons des habitants, qu’il est recueilli la nuit par l’une d’elles ». Dans le petit hameau de Metauten, il n’est pas même fait mention des maisons, mais seulement des terres communales : il y est dit que le porc « a été élevé depuis qu’il est petit, et pendant trois ans, à nos dépends, par notre berger, dans nos prés et avec notre herbe ». Le statut de la nourriture donnée au porc est important : non seulement il permet de prouver la propriété collective qu’exercent les habitants sur le porc, mais il tend aussi à démontrer que ce sont davantage les maisons que les habitants pris individuellement qui sont les sujets de cette collecte. Dans un des procès, le curé critiquait d’ailleurs la valeur de certaines aumônes faites aux âmes par les domestiques car ils donnent des biens en nature qui appartiennent à leur maître[3]. Ainsi, on voit que le porc des âmes, en étant nourri par les domestiques, avec les restes des repas familiaux, est engraissé par les maisons, et les domestiques prennent part à cette collecte en tant que membre d’une maison. Cette participation des moradores aux obligations communautaires se retrouve également au moment de la mise en loterie. Cette étape met un terme à la collecte et elle donne lieu à une fête où peuvent participer des « étrangers » (foraneos). Ce terme désigne des habitants aisés d’autres villages qui viennent contribuer à augmenter la cagnotte en achetant des billets de loterie, mais ne peuvent participer au tirage au sort. Cependant, ils ne sont pas les seuls. En effet, à Andosilla, un conflit éclate lorsque le nom de Matea Gil est tiré au sort car le curé refuse de lui donner le porc en la qualifiant d’étrangère. Or, Matea Gil est originaire d’un village voisin et elle réside à Andosilla où elle travaille pour le maître chirurgien. Elle est immédiatement défendue par d’autres habitants qui portent l’affaire en justice en estimant qu’ « elle bénéficie sans aucun doute du privilège de naturalité »[4].
En somme, le porc des âmes est une pratique par laquelle les habitants d’un village peuvent se représenter comme les membres d’une seule maison (ou d’une confédération de maisons) élevant ensemble un porc pour nourrir leurs dépendants et renforcer leurs capacités à être des habitants de plein droit en agissant en tant que membre d’une maison. Cette pratique permet donc de réaffirmer le principe de l’égalité de droits entre les maisons et de permettre l’insertion de ses membres les plus faibles dans la communauté des habitants. Dans la Navarre espagnole du XVIIIe siècle, où ces procès se sont déroulés, le porc des âmes n’est en rien le reflet d’une communauté rurale égalitaire. Bien au contraire, ces affaires ont lieu alors que les règles de la vecindad sont mises à l’épreuve d’un processus d’oligarchisation du pouvoir local au profit des familles les plus riches et puissantes (Floristan). Pour ces dernières, le porc des âmes est une façon de maintenir la fiction de l’égalité entre voisins et d’utiliser les conflits avec les curés pour se présenter en représentants légitimes de la communauté.
Bibliographie (sélection)
Fabre-Vassas Claudine, « Du cochon pour les morts », Études rurales , 105-106, 1987, p. 181-212.
Fabre-Vassas Claudine, La bête singulière : les juifs, les chrétiens et le cochon, Paris, Gallimard, 1994.
Floristán Imízcoz Alfredo, « Vecinos ‘residentes’ y Vecinos ‘foráneos’ en Navarra a mediados del sigloXVII », Cuadernos de etnología y etnografía de Navarra, 45, 1985, p. 5-16.
Floristán Imízcoz Alfredo, José Maria Imízcoz Beunza, « La comunidad rural Vasco-Navarra (s. XV-XIX): un modelo de sociedad? », Mélanges de la Casa de Velázquez, 29 (2), 1993, p. 193-215.
Fresta Mariano, « La festa di sant’Antonio Abate : tradizione e innovazione nel Casertano », Archivio di Etnografia, 2, 2007, p. 45-75.
Glesener Thomas, “Le commun peut-il tenir dans un porc ? Conflits ordinaires autour de la propriété des biens des âmes en Espagne au XVIIIe siècle”, Politix, 119 (3), 2017, p. 53-78.
Pastoureau Michel, Le cochon : histoire d’un cousin mal aimé, Paris, Gallimard, 2009.
Pluskowski Aleksander (ed.), Breaking and Shaping Beastly Bodies: Animals as Material Culture in the Middle Ages, Oxford, Oxbow, 2007.
Resl Brigitte (ed.), A Cultural History of Animals in the Medieval Age, Oxford, Berg, 2007.
Zabalza Seguín Ana, Aldeas y campesinos en la Navarra prepirenaica (1550-1817), Pampelune, Gobierno de Navarra, 1994.
Notes de fin
[1] Archivo diocesano de Pamplona (ADP), Procesos, 1611, n°3.
[2] ADP, Procesos,1361, n°1.
[3] ADP, Procesos, 1361, n°1.
[4] ADP, Procesos, 1832, n°12.