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Andalousie/Estrémadure (Espagne), deuxième moitié du XVIIe siècle
« Je suis profondément peiné de l’oubli dans lequel Monsieur me tient en ne répondant pas aux lettres que je vous ai adressées. Je n’en connais pas la raison, car pour ma part je n’ai jamais failli à mes obligations. Si Monsieur a du ressentiment à mon égard, en considérant que je ne l’ai pas secouru avec quelque argent, comme il l’a écrit ces dernières années, je dis, Monsieur et frère, que je n’ai pas pu faire davantage que de veiller tout le temps que nos parents ont été vivants à ce qu’ils ne manquent de rien. Je me juge innoncent de la faute que Monsieur m’attribue, d’autant que mes moyens ont été si étroits que je n’ai pu supporter plus d’efforts.
Monsieur, aujourd’hui s’ouvrent des temps nouveaux, et il ne faut donc plus se remémorer le passé mais se tourner vers le présent. C’est pourquoi je supplie Monsieur, par amour de Dieu, qu’il favorise notre sœur Cathalina Flores, car il a plu à Dieu qu’elle se retrouve seule, et elle m’écrit que si elle n’avait pu compter sur le vicaire, mon oncle, le licencié Gerónimo Fernández López, elle aurait été dans la dernière extrémité. Je lui suis très redevable et je le lui rendrai si Dieu me prête vie, et je ferai de même avec Monsieur et ses affaires si vous réalisez une œuvre aussi pieuse que de favoriser une sœur aussi délaissée que la nôtre. Ayez pitié d’elle, Monsieur, et informez-moi de sa santé ainsi que de celle de ma sœur, votre épouse, dont je baise les mains à de nombreuses reprises.
Que Dieu vous garde, Monsieur et frère, et qu’il me donne l’occasion de vous revoir pour pouvoir vous servir. Depuis ce village et ces mines de Cailloma, le quinze août de l’an mil six cent cinquante-trois. De votre frère et chapelain, qui baise votre main.Francisco Martínez Flores[1] »
Ce document est la transcription complète d’une lettre échangée entre deux frères en 1653. Pourquoi figure-t-elle parmi la documentation d’un procès qui s’est tenu à Séville au début des années 1690 et dont le but était d’établir l’héritier légitime d’un Espagnol mort au Pérou en 1682 ? Que représente cet objet dans l’accomplissement des “obligations” évoquées dans cette lettre ? Quel est enfin son rôle dans cette procédure judiciaire ?
La documentation à laquelle il est fait référence est celle conservée auprès de l’Archivo General de Indias (Séville, Espagne) dans le fonds « Casa de la Contratación, Autos, Autos sobre bienes de difuntos » (XVIe-XVIIIe siècles). Elle est conservée en liasses comprenant chacune un ou plusieurs dossiers nominatifs (expedientes) procédant du Juzgado de bienes de difuntos (le Tribunal des biens des défunts) actif dans les Royaumes des Indes tout au long de l’Ancien Régime. La procédure en question vise à assurer l’exécution des dernières volontés des défunts, à défendre les droits des héritiers et des créanciers, et finalement, à défendre les droits du Fisc royal, héritier en dernière instance des successions vacantes.
Les lettres apparaissent dans la dernière phase de la procédure, qui se déroule à Séville devant la Casa de Contratación, appelée à reconnaître les droits héréditaires des parents des “Espagnols” morts dans le Nouveau Monde sans héritiers. Les biens de ces derniers étaient rassemblés par le Juzgado en Amérique et dans les Philippines et envoyés au tribunal sévillan. Les originaux des lettres ne sont pas nécessairement conservés dans les dossiers, mais peuvent être retranscrites sur ordre des autorités de justice (“alcaldes ordinarios” avec l’aide de greffiers) des lieux d’origine des migrants au moment de la constitution de la dite “información” (le dossier est composé d’une documentation écrite et de témoignages que les héritiers doivent présenter devant le tribunal de Séville pour revendiquer leurs droits à la succession). Les lettres sont par ailleurs corroborées par les déclarations sous serment des témoins présentés par les parties, lesquels sont appelées à en confirmer l’authenticité (en les reconnaissant parce qu’ils les avaient vues précédemment, par l’écriture du défunt et par leur contenu).
L’étude d’un cas particulier nous aidera à saisir le rôle de ces lettres dans un tel procès, celui de Thomás de Valladares qui, à la fin des années 1680, se rend devant la Casa de Contratación de Séville afin de revendiquer l’héritage de celui qu’il prétend être son oncle, Francisco Martínez Flores, parti pour les Royaumes des Indes à la fin des années 1630. Francisco est un licenciado (lauréat) originaire d’un petit village à la frontière entre l’Andalousie et l’Estrémadure et parti tenter de faire fortune au Pérou, où il devint commissaire du Saint-Office. En 1682, il est assassiné dans le village minier de Caylloma, sans laisser d’héritier au Pérou.
La revendication de Thomás de Valladares, originaire de la ville d’Aracena (Andalousie), sur l’héritage de Francisco Martínez Flores est contestée par Blas García, quant à lui originaire de Fregenal de la Sierra (Estrémadure). Tous deux se disent en effet l’héritier légitime du défunt et de la somme importante qu’il possédait (environ 10.000 pesos). Leur revendication de droits à l’héritage se fit par l’intermédiaire de deux procurateurs, chargés de le représenter devant le tribunal de la Casa de Contratación, au cours d’une procédure de bienes de difuntos (biens des défunts). L’enjeu était de démontrer que cet homme, mort au Pérou, était effectivement leur oncle. Et la transcription de cette lettre servit de “preuve de parenté”, une preuve qui s’avéra décisive dans la suite du procès. Ainsi, on peut lire dans les archives du procès que le procurateur de Thomás de Valladares, pouvait bien affirmer que, à la différence de la partie adverse, tous les témoins qu’il a présentés (des vecinos, voisins, soit les membres de la communauté d’Aracena) :
« Déclarent unanimement […] considérer que ledit Francisco Martínez Flores était fils d’Aracena, tant pour l’avoir entendu dire au défunt que pour avoir vu sa communication avec ses parents au moyen de lettres (cartas) envoyées de part et d’autre[2] ».
Les lettres sont souvent portées comme preuve d’appartenance (à une famille, à un lieu) dans les procédures pour les “biens des défunts”, et se révèlent fréquemment décisives dans les revendications de droits à la succession. La partie adverse, dit le procurateur de Thomás de Valladares, ne pouvait pas démontrer que ce Francisco Martínez Macho oncle de Blas García dont ils parlaient, existait réellement, vu que le même Blas et les vecinos de Fregenal de la Sierra n’avaient pas apporté :
« la moindre information permettant d’établir s’il était vivant ou mort, ni où il était établi, sans lettres (sin cartas) ni arguments aucuns[3] ».
Ce n’est pas par hasard, donc, que les acteurs de cette affaire – implicitement ou explicitement – ne gardent pas privées de telles “conversations de papier”, mais les montrent en public de façon à ce qu’elles soient “vues” par les proches. Un témoin dit avoir vu :
« de nombreuses lettres que [le défunt] écrivait tant au dit Alonso Sánchez Gregorio, son frère, qu’à ses sœurs Catharina Martínez Flores et Ana Martínez Flores, auxquels ce témoin répondit de nombreuses fois en son nom, comme il [le défunt] écrivait aussi à Alonso Sánchez Gregorio et Florentina Gómez, qui étaient les parents de ces derniers[4] ».
La parole écrite est une “voix morte” qui représente la “vive voix” de l’auteur qui ne peut plus être entendue, et elle certifie sa volonté de continuer à “converser” avec ses parents et à être présent dans la vie de sa communauté, c’est-à-dire à remplir les obligations imposées par l’appartenance à une famille et à une communauté, comme, par exemple, la solidarité mutuelle entre les membres du groupe. Preuve supplémentaire de cela, Francisco avait non seulement envoyé des sommes d’argent à sa famille, mais aussi des cadeaux votifs pour l’église de sa communauté : « des chaussures bordées de fil d’or et un pantalon de toile pour un Enfant Jésus de l’Eglise de Sainte Anne, qui étaient toujours utilisés lors des processions ». Enfin, Francisco était aussi cité en tant que « paisano » (villageois, compatriote) dans les lettres des autres vecinos d’Aracena qui se trouvaient au Pérou.
Les deux parties avaient présenté d’autres preuves – actes de baptême, de mariage et de décès – attestant de leur lien de parenté avec un certain Francisco, dont le nom de famille varie : Martínez Flores, selon les prétendants d’Aracena, Martínez Macho Flores, selon les rivaux de Fregenal de la Sierra. Or les enregistrements écrits de l’identité du défunt présentés par les deux parties s’annulaient. Thomás comme Blas pouvaient bien affirmer être le neveu d’un certain Francisco, parti pour les Royaumes des Indes des années auparavant et qui n’en est jamais revenu. Etant donné que les noms de famille changeaient de génération en génération (des frères ne portaient alors souvent pas le même nom de famille), des actes extraits des registres paroissiaux ne constituaient pas une preuve décisive dans la revendication d’un droit à la succession ; à la différence de cette “communication” entre parents, dont les vecinos d’Aracena avaient pu attester la “pratique familiale” (Morgan 1996 ; Morgan 2011). Le fait que Francisco se soit efforcé de continuer à garder active la communication avec ses parents a été considéré par le tribunal comme la preuve d’un lien de parenté effectif. En d’autres termes, Francisco faisait ce que ses proches s’attendaient à ce qu’il fît s’il était resté à Aracena, à savoir continuer à “appeler” et “traiter” publiquement ses parents comme tels.
L’objet “lettre” est donc à la fois le résultat d’une pratique que l’on peut qualifier de “familiale” (l’échange de correspondance) et le moyen de communication par lequel la signifier à un public en mesure de comprendre et de certifier ce message (les voisins – vecinos – du propre village d’origine) (Finch 2007). C’est pourquoi l’objet lettre, dans le contexte de l’Empire espagnol d’Ancien Régime, s’avérait être un moyen efficace de revendication des droits liés à l’appartenance familiale et locale. L’appartenance à une famille, tout comme la naturaleza (origine) et la vecindad (citoyenneté locale), dépendaient dès lors d’un travail constant d’“entretien” et de démonstration de cet entretien, tant vers l’intérieur que vers l’extérieur. Ce travail d’entretien des liens n’était possible qu’avec leur réactivation continue, à travers des pratiques visibles et reconnaissables par les voisins ; des liens que la mobilité et l’absence pouvaient donc mettre sérieusement en doute, à moins que la personne ne se fut engagée à démontrer continuellement son désir d’appartenir, en écrivant des lettres par exemple. Cela transparait dans les mots écrits par Francisco dans une autre lettre adressée à son frère : « Moi, mon seigneur, je ne fais rien d’autre que vous fatiguer avec mes lettres ». A priori simple support d’information lié au domaine du privé, la correspondance révèle en définitive toute sa portée publique et une inédite force matérielle dans la construction et la revendication des droits de l’appartenance.
Notes de fin
[1] Archivo General de Indias, Seville, Espagne (desormais AGI), Contratación, 564, N.1, R.2, cc. 158 r-v. Bienes de difuntos (Francisco Martínez Flores, 1686) : Lettre de Francisco Martínez Flores à Alonso Sanchez Gregorio. Asiento y Minas de Caylloma, 15 août 1653.
[2] AGI, Contratación, 564, N.1, R.2, cc.251r-251v.
[3] AGI, Contratación, 564, N.1, R.2, cc. 251r et suivants.
[4] AGI, Contratación, 564, N.1, R.2, c. 81r: «Información» présentée par Thomás de Valladares, 1686, 8 décembre. Deposición de Antonio Fernández Garzón.