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Milan (Italie), première moitié du XVIIe siècle.
En 1626, l’un des plus grands propriétaires milanais, la Fabrique du Dôme, reçoit une plainte collective signée par « Cesare Germanico Berni au nom de tous les locataires » de la casa alle Quattro Marie, un immeuble locatif édifié en 1603 en plein centre del la ville. Cette plainte vise à dénoncer une série de pratiques qualifiées d’« injustes » dont s’est rendu responsable Giovanni (ou Gio) Antonio Remondino, impresario della casa depuis quelques mois[1], et locataire depuis quinze ans d’un appartement de trois pièces au première étage, pourvu d’un atelier au rez-de-chaussée où il exerce le métier de chiffonnier[2].
Souvent présente dans les grands immeubles de rapport (on la retrouve par exemple à Lyon au XVIIIème siècle, sous la dénomination de « locataire principal » (Zeller, 1988, 2005)), la figure de l’impresario est attestée dans la casa alle Quattro Marie depuis 1610. Sept ans après la construction de l’immeuble, face au nombre imposant de loyers impayés et à la dénonciation de plusieurs troubles de voisinage, les administrateurs de la Fabrique du Dôme décident de choisir parmi les résidents une personne à laquelle confier plusieurs taches nécessaires au bon fonctionnement de l’immeuble. Il s’agit notamment d’assurer la collecte des loyers et des taxes d’habitation, de régler les conflits de voisinage, de se porter garant pour les autres locataires au moment de la signature des baux, de jouer le rôle de médiateur avec les résidents pour toute affaire concernant l’entretien des logements. Les critères primordiaux – voire exclusifs – de sélection de l’impresario sont l’ancienneté et la continuité de sa résidence dans l’immeuble, les deux conditions étant confirmées par la souscription de sa part d’une chaine ininterrompue de contrats de location.
L’utilisation du mot impresario est très significative : ce terme – qu’à Milan l’on retrouve dans plusieurs contextes différents, de la fiscalité au monde des services et de l’artisanat – revoie en général à un adjudicataire ou administrateur mandaté par une instance supérieure de gérer une entreprise ou une activité organisationnelle qualifiée de complexe (Cherubini 1839, p. 287).
La casa alle Quattro Marie se présente effectivement comme un univers matériel et social d’une certaine complexité. Placé entre la cathédrale et le siège du pieux établissement dit « des Quattro Marie » (d’où elle prend sa dénomination)[3], cet immeuble offre à son intérieur deux différentes solutions de logement. Il s’agit, tout d’abord, de vingt unités mixtes, d’habitation et de travail (appartamenti con bottega, c’est-à-dire d’appartements situés au premier étage, munis d’un atelier ou d’une boutique au rez-de-chaussée), louées avec des contrats de 3 à 5 ans en priorité aux membres des corporations urbaines, et il s’agit également d’une trentaine de chambres situées au dernier étage, données en sous-location pour des périodes plus courtes (de quelque mois à 3 ans)[4] aux ouvriers saisonniers attirés par les opportunités de travail offertes la Fabrique du Dôme, puissant employeur actif dans le secteur édilitaire et dans le transport des marchandises (Barbot 2008).
D’après une expertise architecturale datée 1605, à coté des unités locatives on retrouve dans la casa plusieurs espaces qualifiés de « communs » : il s’agit d’une cour, de deux puits, de plusieurs latrines, de l’escalier principal et de celui de service, ainsi que des couloirs qui amènent aux différentes habitations[5]. Hormis le fait qu’ils ont une taille variable (d’une à six pièces), les logements de la casa se présentent comme hautement standardisés. Construits avec les mêmes matériaux et les mêmes finitions, ils sont tous mis en location rigoureusement non meublés. Dans le souci de préserver cette standardisation et de faciliter le turnover des occupants, les contrats rédigés par les notaires de la Fabrique interdisent d’apporter toute sorte de modification à ces logements.
Entre 1625 et 1632, la fonction de gérant de ce microcosme est donc assurée par Gio Antonio Remondino[6]. Qu’est qu’on reproche à cet impresario dans la plainte de 1626 ? Tout d’abord, ses voisins proches, locataires des logements au premier étage, l’accusent d’avoir renouvelé des sous-loyers dans l’immeuble sans en avoir eu le pouvoir. Ensuite, on lui reproche d’avoir accordé des permis spéciaux à plusieurs sous-locataires afin de personnaliser leurs chambres à l’aide de cloisons semi-fixes, une pratique qui permet de mieux délimiter les espaces de vie et de travail, mais qui est formellement interdites par les contrats de location. Enfin, Remondino est accusé d’avoir progressivement privatisé des espaces communs pour en pouvoir bénéficier de façon exclusive : il s’agit d’une partie de la cour, d’une latrine et de l’escalier de service, qu’il a fermé à l’aide d’une cloison en bois (una cesata d’assi) et d’un grand verrou en fer. D’après la supplique, ce qui est pire est le fait que la présence de cette cloison amène les habitants des chambres du dernier étage à utiliser le puits le plus proche de l’escalier principal et à partager l’usage de celui-ci avec les locataires logés aux premier étage, en obligeant ces derniers de côtoyer régulièrement « gente rozza, et straniera, che con la loro rozzezza assai offendono nel pasar avanti e indietro li suplicanti » (« des personnes vulgaires et étrangères, qui à chaque passage heurtent avec leur vulgarité les rédacteurs de cette supplique »[7]).
La plainte des locataires se termine avec la double demande de remplacement de Remondino et d’élimination du mur et du verrou qu’il a posés, une mesure qui permettrait de revenir au status quo et de faire en sorte que la pratique de ségrégation et d’exclusion produite autour des escaliers et des puits puisse continuer. La réponse de la Fabrique est négative : non seulement Remondino sera renouvelé encore plusieurs fois dans ses fonctions d’impresario, mais aussi, et surtout, la cesata d’assi et son verrou resteront à leur place jusqu’au décès de Gio. Antonio et de sa famille, survenu pour cause de peste en 1632[8]. Investi d’un statut spécial qui découle de la durée de son appartenance à la casa alle Quattro Marie, cet impresario s’est montré également en mesure de créer de droits d’appartenance autour de lui. Ses actions ont en effet fini par produire un bouleversement dans la hiérarchie des relations à l’intérieur de son voisinage, permettant à plusieurs sous-locataires, peu ancrés dans l’espace urbain à cause de l’intermittence de leur présence, de renouveler leurs séjours dans l’immeuble et d’avoir accès à certaines ressources matérielles (le puits, l’escalier) dont l’usage leur était autrement interdit.
Bibliographie (sélection)
Barbot Michela, Le architetture della vita quotidiana. Pratiche abitative e scambi immobiliari a Milano in età moderna, Marsilio, Venise, 2008.
Cherubini Francesco, Vocabolario milanese italiano, vol. II, Stamperia Reale, Milan, 1839.
Zeller Olivier, « Un mode d’habiter à Lyon au XVIIIe siècle. La pratique de la location principale, Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°XXXV/1, 1988, p. 36-60.
Zeller Olivier, Espace privé, espace public et cohabitation. Lyon à l’époque moderne, dans Haumont Bernard et Alain Morel (dir.), La société des voisins. Partager un habitat collectif, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2005.
Notes de fin
[1] La documentation relative à ce cas est entièrement conservée aux Archives de la Fabrique du Dôme de Milan (dorénavant AFD).
[2] AFD, registre n. 1323.
[3] La documentation relative à cet immeuble est entièrement conservée aux Archives de la Fabrique du Dôme de Milan (dorénavant AFD).
[4] AFD, cartons 236, 394.
[5] AFD, carton 189, 4-5-6.
[6] AFD, registre n. 1323.
[7] Ibidem.
[8] Ibidem, Raggioni adotte da Gio Antonio Remondino per mostrar quanto è necessario lasciar la cesata al locho presente.